Rigg pompa à nouveau, d’un geste précipité cette fois. Peut-être craignait-il pour leur sécurité et leur offrait-il de disparaître maintenant. Mais, le Mur, y pensait-il ? Ou alors, quelque chose dans le passé précipitait leur sortie.
Il sentit Param se lever derrière lui. « Attendez ! cria-t-elle. Nous descendons ! Lève-toi, Umbo. » Elle glissa ses bras sous les siens et l’aida à se relever. À la limite de son champ de vision, il vit une dizaine d’arcs se redresser au moment où lui-même se levait.
Rigg paraissait paniqué. Ramène-nous maintenant ! semblait hurler son bras. Umbo les arracha à leur passé.
Il les vit vaciller, surpris par le retour soudain dans la violence du Mur. La créature, un étrange oiseau aux plumes éclatantes et vives et pourtant monté sur quatre pattes, avec une queue épaisse, était avec eux. L’animal détala ventre à terre. Les hommes aussi, Rigg aussi. De tous, c’était elle la plus rapide, Rigg le plus lent. Il trébuchait à chaque pas.
Je n’aurais jamais dû les faire revenir, enragea Umbo. Il va devenir fou avant d’arriver au bout.
« Ils sont là, chuchota-t-il à Param. Je ne peux plus rien pour eux, maintenant. »
Param s’accrochait toujours des deux bras à son buste. Elle le serrait de toutes ses forces. « Baissez vos arcs et nous… »
Sa phrase resta suspendue dans l’air… d’un geste, d’une pensée, Umbo n’aurait su le dire, Param avait plongé le monde dans un silence absolu. Il vit d’un coup d’œil que Miche et Olivenko avaient atteint sains et saufs la zone de sécurité, mais que Rigg se tordait au sol comme un lombric sur des braises, toujours sous l’emprise du Mur. N’écoutant que leur courage, les deux hommes firent demi-tour pour le tirer de là. Ce fut rapide. Cinq secondes tout au plus, mais durant lesquelles Umbo eut le temps de sentir Param le tirer de côté, descendre ses mains le long de son buste et lui empoigner les poignets pour l’obliger à se baisser.
Les soldats avaient lâché leurs arcs. Avaient-ils décoché leurs flèches ? Umbo n’avait rien eu le temps de voir. Il ressentit juste quelques pointes de douleur, ici et là. Était-ce là ce dont parlait Param, ces brûlures vives perçues quand, invisible, un corps vous traversait ?
Des hommes en armes se lançaient à l’assaut du rocher. Ils étaient au sommet, battant l’air de leurs barres ; quelle fulgurance ! Param en bondissait maintenant, Umbo à sa suite. Param avait dû réduire le temps à une presque fixité car, en bas, les hommes s’activaient plus vite que des fourmis pressées, leurs barres tournoyant en accéléré. La nuit tomba soudain, Umbo n’y vit plus rien. Puis le jour revint et ils tombaient toujours, se cabrant dans les airs pour pouvoir atterrir sur leurs pieds.
Les soldats continuaient à fouetter l’air à l’aveuglette de leurs barres de métal, sans savoir que Param et Umbo n’avaient pas sauté droit devant eux, mais de côté. Ils se fourvoyèrent une journée durant à fouiller autour du promontoire. Leur reine, de son pas saccadé de petite bestiole, apparut soudain parmi eux pour les redéployer, de sorte que la seconde nuit tomba sur un ballet de barres de métal tourbillonnantes, joué juste sous leurs pieds.
Ils continuaient à chuter. Après la nuit vint le jour et ses fouilles qui, loin d’être abandonnées, semblaient même avoir redoublé d’intensité. Les hommes lançaient désormais leurs barres en l’air. Invisibles depuis deux jours – deux secondes –, Param et Umbo se retrouvaient dans une situation plus critique que jamais. La reine ne renoncerait pas plus qu’elle n’autoriserait le moindre relâchement de ses troupes.
Param et Umbo ne resteraient pas suspendus éternellement entre ciel et terre. Une fois à portée des faucheuses, c’en serait fini – ils ne toucheraient pas le sol vivants.
Une idée germa alors dans l’esprit d’Umbo. Il la mit à exécution sans attendre qu’elle éclose : il se projeta, avec Param, plusieurs semaines en arrière.
La plaine se vida de ses hommes.
Il fallut trois jours et trois nuits supplémentaires à Param pour comprendre le pourquoi du comment et les sortir de l’invisibilité.
Ils heurtèrent le sol, chancelants. Umbo atterrit le premier, Param juste devant lui, un peu au-dessus. Il perdit l’équilibre et se prit la princesse dans les côtes.
Il resta étendu, le souffle coupé, tandis que le monde reprenait vie autour de lui. Il sentit la caresse bien réelle du soleil, entendit à nouveau. Il perçut d’abord son propre souffle, un souffle rauque, puis une douleur vive dans sa poitrine – une côte brisée ? – et enfin, il entendit Param.
« Par quel miracle as-tu fait ça ? l’interrogea-t-elle. Rigg avait raison, tu es le plus puissant… faire ça en pleine invisibilité, en pleine chute !
— Je crois que tu m’as brisé une côte », gémit Umbo entre deux inspirations. Pourtant, quand il respirait… non, il ne souffrait pas plus. « Non, poursuivit-il. Elle n’est pas cassée.
— De combien tu nous as… commença-t-elle. On est loin dans le passé ?
— Quelques semaines, pas plus, indiqua-t-il. Les chevaux ne sont plus là. C’était avant qu’on arrive. »
Elle l’aida à se remettre debout. « Désolé d’avoir atterri sur toi. C’est la première fois que je fais un saut pareil. C’était de l’improvisation totale.
— Je n’arrive pas encore à réaliser. Cette rapidité avec laquelle tu les as fait bouger… un jour et une nuit en même pas une seconde ! On n’a pas dû exister longtemps. »
Param lâcha un petit rire nerveux. Elle n’aimait pas qu’on parle d’elle ; elle préféra détourner la conversation. « Mère est un vrai cauchemar, n’est-ce pas ? J’espère que je ne vais pas devenir comme elle. »
Quelle panique pour elle ! songea alors Umbo. Voir le piège tendu par sa propre Mère, et leur fin à tous les deux se rapprocher, implacable. Et voilà qu’elle était vivante, sauvée par Umbo, aussi sûrement qu’elle l’avait sauvé, lui.
« C’est maintenant ou jamais, lança le garçon. Traversons le Mur. Ralentis-nous tant que tu veux, on a plusieurs semaines devant nous.
— Il nous faudra quand même une bonne heure.
— Ça fait deux kilomètres à peine.
— À la vitesse à laquelle je marche… lui rappela Param. Allons-y. »
Il tenait toujours la main qu’elle lui avait tendue pour l’aider à se relever. Ils ajustèrent leur prise, la main gauche d’Umbo dans la droite de Param, et se mirent en route d’un pas assuré vers le Mur et ses démons. L’accablement fit rapidement place à l’abattement, puis l’abattement au désespoir ; l’appréhension à la peur, puis à la terreur. Rien de ce qu’avait vécu Umbo sur le rocher, puis au cours de la chute, n’approchait de près ou de loin ce qu’était en train de leur faire vivre le Mur.
Leurs tourments s’apaisèrent peu à peu, se réduisant à un état d’anxiété obsédant, une envie irrésistible de pleurer. Le soleil traversa le ciel. Il observa Param. Elle lui retourna un regard interrogateur.
Il devina sa question : Est-ce supportable ?
Il la rassura d’un signe de tête et allongea le pas, l’entraînant à sa suite. Elle accéléra un peu, mais refréna aussitôt ses ardeurs d’une petite secousse du bras. Du calme, lui disait-elle.
Param avait rendu le Mur tout juste tolérable. Umbo était abattu et ne souhaitait qu’une chose : en finir au plus vite. De son côté, la princesse traînait les pieds, le visage baigné de larmes. Pourquoi ne les ralentissait-elle pas plus ? Pour arriver avant Rigg et les autres, devina Umbo.
Peut-être même avait-elle dans l’idée de secourir son frère. Cela dit, la synchronisation devrait être parfaite : vu leur marge de manœuvre au ralenti, s’ils étaient trop courts ne serait-ce que de cinq pas, Olivenko et Miche emporteraient leur ami avant même qu’ils n’interviennent. C’était l’échec assuré. De toute façon, ils étaient nuls. Pourquoi même prendre la peine de traverser le Mur ? Pourquoi Rigg et les deux soldats s’embarrasseraient-ils d’un nabot et d’un sac d’os comme Umbo et Param ?