Ram se leva de sa couche spartiate. « Je suis le premier que vous réveillez ?
— Comme prévu.
— Comme prévu ? s’exclama Ram. Ce qui était prévu, c’est que vous me réveilliez dès notre sortie d’orbite, et que je reste conscient pendant le saut. J’étais censé prendre quelques décisions, il me semble.
— En cas de nécessité absolue uniquement. Tout était sous contrôle, nous n’avons pas eu besoin de vous réveiller.
— On aurait laissé cette décision à votre seule discrétion ? J’en doute fort.
— Si vous croyez à un possible problème d’exécution de nos programmes, n’ayez crainte, nous mènerons notre enquête.
— Vous mènerez ? Parce que vous êtes programmés pour conclure vous-mêmes à votre propre dysfonctionnement ?
— Si faute il y a eu, alors nous la signalerons en toute transparence. Nous ne possédons aucune fonctionnalité de protection de notre ego susceptible de vous mentir, et encore moins de nous mentir. Chose que vous êtes en train de faire, soit dit en passant. Vous vous pensiez indispensable et découvrez que vous ne l’êtes pas. Vous êtes déçu, cela me paraît normal.
— Inquiet, surtout. À votre propos. Nous sommes censés dépendre de vous pendant les premières années de colonisation, jusqu’à l’arrivée éventuelle de ravitaillements et de nouveaux colons.
— Ce que vous nommez “inquiétude” n’est autre qu’un banal réflexe reptilien. Vous venez de découvrir que vous n’êtes plus le mâle dominant. Une telle anxiété conduit parfois à des élans de jalousie maladive. Mais rassurez-vous. Premièrement, nos bases de données n’indiquent aucun cas de mort directe par épuisement de l’ego, même si les tentatives de l’homme pour le regonfler peuvent induire des comportements à risque. Deuxièmement, maintenant que vous êtes réveillé, vous voilà à nouveau le mâle dominant. Nous attendons vos instructions – dans la limite de nos capacités programmatiques d’exécution.
— Dans la limite de vos capacités programmatiques d’exécution.
— C’est ce que je viens de dire.
— Et quelles sont ces limites ?
— Il n’est pas dans mes capacités programmatiques d’exécution de vous informer de mes capacités.
— Donc je suis un mâle dominant soumis à votre bonne volonté.
— Vous semblez éprouver des difficultés à surmonter votre problème d’ego. »
Que se passerait-il si les sacrifiables jugeaient son estime de lui-même tellement faible qu’ils en viennent à craindre une attitude suicidaire de sa part ?
« Vous n’y êtes pas, rectifia-t-il. J’essayais juste de faire le point sur la situation. Alors, ce saut ? Aucun incident à déplorer ?
— Le saut lui-même peut être considéré comme un incident. Mais un incident maîtrisé, et conforme aux lois fondamentales de la physique. En fait, ce sont surtout les données collectées pendant le saut qui nous ont renseignés à son sujet.
— Bon, l’essentiel, c’est qu’on soit sains et saufs. » Ram jeta un coup d’œil circulaire. « Je veux bien sortir de ce module portatif, mais je ne vois ni combinaison ni respirateur.
— Inutile, l’atmosphère est respirable.
— Et les autres colons ?
— À la surface du Jardin, prêts à être réveillés. Nous n’attendons plus que votre ordre.
— Quelle… obéissance !
— Votre ton ironique nous incite à nous interroger sur la signification profonde de votre propos.
— Ne cherchez pas, ce n’est pas dans vos capacités programmatiques d’exécution, le nargua Ram.
— C’est plus que de l’ironie, estima le sacrifiable. Je le sais, car toutes vos insinuations et toutes vos intentions sont, par définition, dans nos capacités programmatiques d’exécution.
— Allons faire un tour dehors, que je voie si ça vaut la peine de réveiller les autres. »
Ram suivit le sacrifiable dans la lumière éclatante du jour. Une dizaine de bâtiments de plastique étincelaient au soleil, resplendissants sans être éblouissants. Autour d’eux s’étendaient à perte de vue des champs bientôt mûrs pour la récolte.
« Beau travail, le félicita Ram.
— Nous n’avons fait que suivre les consignes : nous assurer de la viabilité du sol et du climat et surveiller la croissance des plants. Aux colons de jouer, maintenant. Nous allons leur apprendre à récolter, à conserver leurs vivres sans chambres froides et à les transformer, pour en consommer une partie tout de suite.
— Pourquoi ne pas continuer vous-mêmes ? Vous étiez bien lancés.
— Ce n’est pas une colonie de sacrifiables. L’idée, s’il est besoin de vous le rappeler, est d’implanter sur le Jardin une race humaine capable de survivre avec une technologie minimale.
— Vous êtes bien capables de remplacer vos pièces défectueuses et celles des autres machines, non ?
— Nous sommes programmés pour implanter sur le Jardin une race humaine capable de survivre avec une technologie minimale. »
Ram n’en apprendrait pas plus. Il n’avait plus qu’à espérer que, passé un certain stade, les sacrifiables se retireraient de la vie des colons. Mais ça, seul l’avenir le lui dirait. À partir de ce jour, les sacrifiables lâcheraient leurs informations au compte-gouttes. Sans doute avaient-ils déjà commencé à lui mentir. Ram n’avait plus le contrôle.
En conclusion, la vie ici ressemblerait dans les grandes lignes à une vie terrestre, avec des sacrifiables aux manettes. Tant qu’ils dépendraient de ces machines pour leur pain quotidien, Ram ne serait qu’un vulgaire prête-nom.
Si les sacrifiables étaient programmés pour se rendre eux-mêmes obsolètes en formant les humains à l’autosuffisance, le plus tôt serait le mieux, songea Ram.
« Venez, mon ami, lança-t-il au sacrifiable. Allons réveiller ces gens. »
L’homme qui ressemblait à Père était assis en tailleur à même le sol, face à Rigg et Umbo. Param avait pris place à côté de ce dernier. De l’autre côté se tenaient Miche et Olivenko. Comme une classe en plein air sur les pelouses de Gué-de-la-Chute.
« Je ne comprends rien à ce qu’il baragouine, murmura Umbo.
— Je n’ai jamais entendu cette langue non plus, admit Rigg.
— Ce n’est pas ton père, si ? l’interrogea Umbo.
— Si c’est lui, il est amnésique, répondit Rigg. Ou il fait comme s’il ne nous reconnaissait pas. »
L’homme qui ressemblait à Père leva la main pour qu’ils se taisent. Il pointa le Mur du doigt et dit quelque chose comme : « Ochto-zheck gho-boishta-jong-nk. »
Au haussement de sourcils perplexe qui accompagna ses mots, Rigg traduisit par : Êtes-vous arrivés par le Mur ? Il se pointa le torse, puis désigna un à un ses compagnons avant de tracer dans l’air un cercle qui les englobait tous, puis fit mine de déposer ce cercle de l’autre côté du Mur. Ensuite, il mima à l’aide de son index et de son majeur une marche : la traversée à pied du Mur. Enfin, il ajouta à voix haute : « Nous étions de l’autre côté du Mur et l’avons traversé. »
L’homme qui ressemblait à Père fit un signe de tête puis ferma les paupières.
Il les rouvrit trois secondes plus tard. « Est-ce votre langue ? demanda-t-il.