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Donc, lorsqu’il l’avait traversée, l’Invisible avait dû se matérialiser à intervalles infiniment brefs, des milliers de fois peut-être. Et sauter dans le temps avant que les particules de son corps, la plupart du moins, n’entrent en collision, au risque de se déformer ou de se détruire les unes les autres.

Certaines avaient bien dû se télescoper pourtant, et celles-ci…

Pas étonnant que l’Invisible ait préféré battre en retraite plutôt que de rentrer dans Rigg. Même si une telle collision ne ferait pas grand mal en apparence, la radiation résultant du peu de chocs relatifs entre atomes, le temps du passage, avait dû être conséquente. Si l’Invisible n’avait pas cherché à l’éviter, cette radiation aurait même pu atteindre des proportions dangereuses. Assez pour la rendre malade… la tuer, même.

Pour la première fois, Rigg prenait conscience de la réelle utilité des enseignements de Père sur la physique. Il cherchait juste à me faire prendre conscience de ce genre de choses.

Sauf que le sens de ce phénomène lui échappait encore. Comment un être humain pouvait-il fractionner le temps en d’aussi minuscules intervalles ? Comment l’invisible pouvait-elle maîtriser cela ?

Rigg tenta à nouveau de répondre lui-même à son objection. L’Invisible ne comprend pas plus ce qu’elle fait qu’Umbo ne comprend comment il « ralentit le temps » ou que je ne comprends la nature des traces qui m’apparaissent. C’est une question d’instinct, de réflexe.

C’est comme transpirer. On sait comment se déclenche la transpiration, mais inutile d’activer chaque pore de sa peau pour le faire.

Faux, la transpiration est involontaire. Plutôt comme la marche alors. On ne réfléchit pas volontairement à chaque petit mouvement musculaire impliqué dans la marche, on marche juste et le corps répond. Ou comme la vue – on détermine quel objet regarder, comment, combien de temps – sans se torturer le cerveau sur le nombre de photons qui doivent venir frapper les bâtonnets et les cônes rétiniens.

Peut-être l’invisible ignore-t-elle même quelle avance dans le temps. Elle sait juste qu’en devenant invisible, sa progression ralentit. Ses années de pratique lui auront appris quelle quantité de mouvement temporel est nécessaire pour le rester et qu’en devenant trop invisible, son déplacement dans l’espace ralentit tellement qu’elle reste clouée surplace. À contrario, en avançant trop peu à chaque minuscule saut temporel, elle redevient visible – sous forme de rêve, d’apparition, de souvenir, mais… bien visible.

Elle a appris à le maîtriser avec les années, comme Umbo a appris à réguler le débit du temps et moi à y voir clair dans les traces, à savoir d’instinct laquelle est plus ou moins vieille et comment n’isoler que celles d’une période ou d’un individu donné.

Cette Invisible est comme moi. Comme Umbo. Elle a un don.

Umbo et moi avons été entraînés par Père à affûter le nôtre. Nox aussi. Pourquoi pas elle ?

Rigg se rappela les mots de Père agonisant sous l’arbre. « Ensuite, pars retrouver ta sœur. Elle vit avec ta mère. »

Père l’avait envoyé retrouver sa sœur, pas sa mère. Sa mère, la reine de plein droit, n’avait qu’une importance secondaire. Seule importait pour Père sa sœur, cet être aux talents particuliers.

Le puzzle se mettait en place. Tous les faits sans exception lui donnaient raison. Des failles apparaîtraient peut-être plus tard dans sa théorie mais, pour l’heure, comme le lui avait appris Père, mieux valait partir du principe qu’il avait raison.

Rigg se permit un dernier coup d’œil aux traces. L’Invisible regagnait la maison, allongeant encore un peu le pas. Ce qui impliquait des sauts temporels plus courts, ou moins fréquents. Dans un cas comme dans l’autre, elle reflétait plus de photons. Rigg distinguait une forme nébuleuse en pleine course, mais encore tellement lente que, s’il le voulait, il serait sur elle en deux enjambées.

Voilà comment l’Invisible envisageait la fuite : en troquant invisibilité contre vitesse.

Il comprenait maintenant pourquoi il avait parlé dans le vent tout à l’heure. En n’existant qu’un millième de seconde à un endroit et à un moment donnés, comment aurait-elle pu l’entendre ?

L’Invisible. Elle a un nom. Param Sissaminka.

Rigg entra dans la cuisine, où la brigade du matin s’activait déjà : les boulangers sur les pâtons laissés de la veille, les cuistots sur les ragoûts de l’après-midi, les domestiques à moitié endormis vaquant ici et là, s’occupant un peu d’eux avant de servir les autres.

« Avez-vous pu dormir, jeune maître ? » s’inquiéta la boulangère en chef. Rigg la rencontrait pour la première fois, mais les nouvelles semblaient être allées bon train, surtout à propos de cet inconnu qui avait passé la nuit dans l’alcôve des apprentis.

« Oui, lui indiqua Rigg. Mais je me lève tôt. Il se peut d’ailleurs que je m’allonge un peu cet après-midi, si vous le permettez. »

La boulangère le contempla d’un œil amusé. « Si vous évitez votre chambre par peur qu’on vous dérange, peut-être devriez-vous également éviter l’alcôve. »

Tant de franchise alerta Rigg. « Suis-je en danger ? l’interrogea-t-il.

— En tout cas, vous pensiez l’être, d’après ma sœur. Elle est de service de nuit. Elella. Moi, c’est Lolonga.

— Laissez-moi vous confier un secret, Lolonga, souffla Rigg. Quelqu’un a laissé quelque chose dans ma chambre hier soir, qui explique pourquoi je n’y ai pas dormi. Une chose destinée à tuer. Je crains que, si quelqu’un va dans cette chambre aujourd’hui et joue un peu trop avec le lit, le piège qui me visait ne se déclenche et tue un innocent qui ne le mérite pas.

— Parce que vous, vous méritez de mourir ?

— Pas que je sache mais, pour certains, je suis apparemment de trop ici.

— Puisque vous ne m’en dites pas plus sur ce piège, bien que j’en déduise qu’il est lié au lit, j’imagine que vous attendez de moi que j’avertisse les autres. Sans que s’ébruite que l’avertissement vient de vous.

— Vous me rendriez un fier service, en effet. Mais pas de mensonge inutile. Si l’on vous interroge sans détour, surtout si la question émane d’une personne de confiance, dites tout. Les choses se sauront bien assez tôt de toute façon. Mais sinon, motus et bouche cousue.

— La gouvernante, Bok, est une lève-tôt, indiqua Lolonga. Ces idiots d’apprentis vont me ruiner les premières fournées en mon absence, à me sortir des éponges ou des briques, mais je vais la prévenir de ce pas, qu’elle ne risque pas inutilement la vie d’une de ces crétines de bonnes à rien de femmes de chambre.

— Aucune femme de chambre ne mérite de mourir, si crétine soit-elle, déclara Rigg.

— Vraiment ? s’étonna Lolonga. Surprenant d’entendre cela de l’un des vôtres.

— L’un de… qui exactement ?

— Les têtes couronnées. Les richards. Les bien nés. Ceux dont on attend les ordres, qui ont tout l’argent, toute la gloire, le pouvoir. Vous, quoi.

— Là, vous vous trompez, ma bonne dame. Il y a quelques mois encore, j’étais l’un des vôtres. Pis encore : un trappeur vagabond que les vôtres méprisaient en lui claquant la porte au nez. »

Lolonga se fendit d’un sourire. « Je l’avais bien senti, mon garçon, confia-t-elle. Sinon tu te serais fait recevoir. Comme ta mère. Elle ne met pas les pieds ici, tu sais. Pas tant que j’y suis. Elle distrait mes gens, une vraie plaie.