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— M’dame, dit Rigg. Dites-moi. Qui de vous ou de votre sœur commande ici ?

— On commande toutes les deux. C’est un peu la guerre entre nous. Elle pensait avoir pris le dessus, en m’imposant ses pâtons à travailler la journée, et les pains à manger. Mais j’ai eu ma revanche. Je l’ai obligée à prendre Long, mon vaurien de tire-au-flanc de fils, comme apprenti de nuit. Elle est pas près de s’en remettre.

— Je l’aime bien moi, Long, dit Rigg.

— Moi aussi. C’est pour son bien que je l’ai mis de nuit, pour ne pas avoir à lui hurler dessus à longueur de journée en le maudissant d’être bien le fils de son vaurien de fainéant de père. On s’aime tellement, ce serait dommage. »

Elle partit s’acquitter de sa tâche. Rigg sortit par la porte opposée, qui donnait sur la salle à manger, vide à cette heure, table débarrassée. Elle serait bientôt dressée pour le petit déjeuner, devina Rigg, mais pour l’instant, l’endroit était calme, plongé dans une obscurité à peine perturbée par la lueur diffuse des étoiles, tandis que le Grand Anneau projetait ses rayons contre la façade en face.

Rigg s’assit sur l’une des chaises et suivit la trace de Lolonga à travers la maison. Sa route croisa celle de la gouvernante, Bok, qui fila aussitôt, supposa Rigg, transmettre les instructions aux femmes de chambre.

Son attention se tourna ensuite vers la chambre de Mère où, comme il s’y attendait, Param avait refait surface. Rigg prit son temps pour observer les traces.

Param venait ici chaque jour. Elle n’était pas la seule. Quelqu’un arrivait et repartait toujours juste avant elle. Rigg remonta cette nouvelle trace ; elle le mena à une servante déjà repérée la veille au soir. Il avait dû la croiser au moment précis où elle partait pour la chambre, un plateau à la main. Il s’était alors demandé où elle pouvait bien aller. Il avait sa réponse. Ce plateau de nourriture… il y voyait plus clair maintenant. Voilà comment Param mangeait. Un invisible n’a d’autre choix que de s’immobiliser le temps de passer de l’invisible au réel, pour manger, boire, se laver – les gestes simples du quotidien. Des minutes à haut risque pour elle. Voilà qui expliquerait pourquoi elle les passait là, dans la chambre de Mère.

Param est sous sa protection. « Elle vit avec ta mère. » Mère est un refuge pour Param. Pas une menace.

Qu’en est-il pour moi ? Impossible de le savoir pour l’instant. Impossible d’être sûr. Param est l’héritière de la Tente de Lumière. Si Mère la protège, elle peut être aussi ma pire ennemie. Les traces sont trop profondément enfouies pour que j’espère y voir plus clair.

Rigg s’installa à la table du petit déjeuner, là où avaient pris place Flacommo, Mère et une dizaine d’invités et de courtisans.

Une fois observés les règles de bienséance et un délai raisonnable avant de s’immiscer dans les conversations, Rigg interpella Mère : « Je le confesse, Honorable Mère, le but de mon voyage vers Aressa Sessamo n’était pas de vous rencontrer. D’apprendre que vous étiez vivante m’a comblé de bonheur même si, vous l’entendrez aisément, je me suis vite interrogé sur ce qui avait pu tant retarder notre première rencontre et poussé mon père à attendre son dernier souffle pour me parler de vous. Non, le but de mon voyage, disais-je, est ma sœur, que Père m’a envoyé rejoindre ici, à Aressa Sessamo. J’ai beau regarder, je ne la vois nulle part. Est-elle indisposée ? Refuse-t-elle de rencontrer son frère ? »

Rigg n’aurait pu viser plus juste pour faire taire la salle. Il feignit d’être surpris par ce silence subit.

« Aurais-je commis un impair ? Personne, au cours de mon long voyage, ne m’a laissé entendre qu’il pourrait y avoir un problème. Je pensais la rencontrer à mon arrivée. »

Tous les commensaux s’étaient tournés vers Mère, paniqués. D’un calme olympien, elle restait concentrée sur ses bouchées, son regard pétillant posé sur Rigg. « Ta curiosité ne me surprend pas, déclara-t-elle enfin. Mais vois-tu, cela fait plus d’un an que ta sœur a pris ses distances avec la société, à la suite d’une expérience des plus désagréables. Un paysan, qui surgissait régulièrement ici à l’improviste pour nous tondre les cheveux ou nous prendre nos vêtements, l’a un jour forcée à se débarrasser de tous les siens, jusqu’au dernier. Cet acte fut d’une extrême violence. Elle reste cloîtrée depuis et ne voit plus personne. »

Ou plutôt, plus personne ne la voit, songea Rigg. « Est-ce vraiment sans espoir, même pour un frère de retour après une si longue absence ? » clama-t-il.

La question s’adressait en fait à la principale intéressée, présente dans la salle, même si Rigg se garda bien de le dire. Il avait vu sa trace entrer au ralenti puis faire les cent pas pour rester invisible. Aucun doute, elle brûlait autant de curiosité pour lui que lui pour elle. Elle savait qu’il la voyait, ou du moins la sentait. En s’asseyant, il lui avait fait un petit signe de la main sous la table. Discrètement et très lentement, pour qu’elle puisse détecter le mouvement.

« Il y a de l’espoir, en effet, tenta de le rassurer Mère. Je ne doute pas quelle s’impatiente de te rencontrer un jour. Le temps venu, je te conduirai vers son lieu de retraite.

— Son éducation doit terriblement en souffrir, nota Rigg.

— Son éducation est le cadet de ses soucis après l’humiliation subie », rétorqua Mère.

Flacommo trouva le moment idéalement choisi pour s’immiscer dans la conversation. « Qu’une enfant soit traitée de la sorte nous a tous couverts de honte. Le Conseil révolutionnaire du Peuple a immédiatement amendé la loi pour empêcher quiconque de dépouiller de leurs habits les membres de la famille autrefois appelée “royale”. Il était plus que temps que cette coutume cesse.

— En d’autres termes, résuma Rigg, qui connaissait déjà l’histoire, le Conseil, découvrant que l’humiliation des princesses n’était plus tellement du goût du peuple, décida d’y mettre un terme. La haine publique envers la famille royale s’adoucirait-elle ?

— Si seulement, s’enthousiasma Flacommo. Le jour viendra où toutes les familles, couronnées ou pas, seront sur un pied d’égalité. Mais à l’heure actuelle, la famille royale est la seule raison d’être de nombreuses factions révolutionnaires.

— Je me demande bien pourquoi on ne nous a pas tous éliminés, dans ce cas », suggéra Rigg.

Quelques-uns faillirent s’étrangler autour de la table.

« Question de logique, enfonça Rigg. Tant que ses membres survivront, la famille royale servira de cri de ralliement à l’une ou l’autre faction, même si nous ne levons pas le petit doigt contre le Conseil révolutionnaire. Pour le bien de la nation, ne vaudrait-il pas mieux cesser d’exister ?

— Jamais vous ne me persuaderez de cela ! s’indigna Flacommo. Cette idée a longtemps été caressée mais votre mère – et sa mère avant elle – s’est conduite avec tant d’humilité et de déférence à l’égard du Conseil, de respect pour ses lois, sans jamais appeler à la révolte, que le Conseil révolutionnaire a estimé plus sage de la garder, elle et les siens, ici, accessibles au public, dans une certaine mesure. Votre mère accorde gracieusement au peuple de voir qu’ils ne possèdent rien et se comportent en citoyens obéissants.

— Et ne manquent de rien, observa Rigg, embrassant du regard la table croulant sous les victuailles.

— Non, corrigea Flacommo, c’est moi qui ne manque de rien, et il en est ainsi de tous ceux et toutes celles que j’invite à ma table. Mais les invitations à dîner ne manquent pas pour votre mère. Et elle leur fait toujours honneur, peu importe la condition de l’hôte et si la chère est maigre.