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— Je vois, dit Rigg. Personne ne verra d’objection à ce que je fasse de même, donc ?

— Accompagnez votre mère comme il vous plaira, lança Flacommo. Mais vous ne serez pas seul. Les membres de la famille royale ne quittent ma maison que sous protection rapprochée. Las, il en est encore dont la haine féroce de toutes choses royales est aussi vive qu’au premier jour de la Révolution. »

Rigg n’était pas dupe : leurs gardes du corps étaient surtout là pour prévenir toute tentative d’évasion qui leur permettrait de lever une armée hors la ville. Mais inutile d’aborder ce sujet. Il y avait plus urgent à l’ordre du jour. « Oui, je m’en suis rendu compte ! lança-t-il gaiement. On a essayé de me tuer hier soir. »

Des cris s’élevèrent à l’unisson. Non ! Qui ? Quand ? Comment vous en êtes-vous sorti ?

« Sans grande difficulté, expliqua Rigg. En dormant ailleurs que prévu. L’assassin voulait rester discret, il m’avait tendu un piège.

— Un piège ? Quel piège ? s’enquit Flacommo. Si quelqu’un est entré dans ma maison pour… »

Rigg leva la main en signe d’apaisement et sourit. « Cela s’est fait à votre insu, mon cher ami, je n’en doute pas une seconde. Que je vous appelle “ami” ne vous dérange pas, rassurez-moi ? Vous avez tant fait pour ma mère et ma sœur.

— Je vous en prie. C’est un honneur pour moi d’être considéré de la sorte, se réjouit Flacommo, même si les mots de Rigg, la veille au soir, lui restaient encore en travers de la gorge.

— Des foudroyants, dans une cage déposée sous mon lit. Suffisamment fragile pour se briser au moindre contact du sommier. Après cela, inutile de vous rappeler combien de temps il aurait fallu à ces adorables reptiles pour avoir raison de moi.

— Mais comment en êtes-vous venu à bout ? s’enquit l’un des convives.

— En ressortant aussi vite que possible de la pièce, indiqua Rigg. Autant que je sache, la cage n’a pas bougé depuis. Je vous invite d’ailleurs à mettre les lieux en quarantaine. Faites chauffer la chambre, d’ici quelques semaines, les foudroyants seront secs. Toute autre tentative pour s’en débarrasser serait suicidaire. Certains gaz les engourdissent, mais encore faut-il aller les gazer, et l’approche est risquée. Ces bêtes aiment frapper les premières, surtout lorsqu’elles sentent venir le danger…

— Mais qui a bien pu laisser de telles créatures dans votre chambre ? s’étonna Flacommo, incrédule. Et comment les avez-vous repérées ?

— De savoir qu’on peut attenter à ma vie à chaque instant par simple haine de la royauté, comme j’ai eu à en faire l’amère expérience au cours de mon périple jusqu’ici, m’a rendu vigilant. Je regarde toujours sous mon lit avant de me coucher. » Rigg croisa les doigts pour que personne n’ait interrogé Long, seul témoin à l’avoir vu faire demi-tour avant d’entrer.

« Le saint Voyageur soit loué ! » lança Flacommo à la cantonade. Une vague d’approbation parcourut la tablée.

Rigg se tourna vers sa mère. Pas paniquée le moins du monde, elle se contentait de le considérer entre deux bouchées de gruau mouillé d’un peu de lait – un petit déjeuner modeste pour une impératrice, fût-elle déchue. « Madame ma Mère, lui lança-t-il. J’hésite encore sur le sens à donner à cet incident. Je reste persuadé que mon sang royal n’est pas la seule raison d’une telle condamnation à mort. Sinon, n’importe quel autre représentant de la royauté ici présent aurait pu faire l’affaire. Non, c’est moi en personne que l’on visait. »

Elle continua à mâcher.

« Il y a deux raisons à cela, selon moi. La première est que ma présence ici met en danger l’accord selon lequel vous et ma sœur vivez sous la protection des sbires du Conseil révolutionnaire tels que notre gracieux hôte Flacommo. Dans ce cas, le Conseil lui-même, ou l’une de ses factions, pourrait être mouillé dans cette tentative d’assassinat. La seconde vient de mon appartenance à la lignée mâle. Depuis que ma grand-mère a fait rayer de notre arbre généalogique tous ceux de mon sexe et instauré par force de loi le règne matriarcal, certains ont prié nuit et jour pour que naisse un héritier mâle, et pour qu’il vive assez longtemps pour déclarer caduc ce vieux décret et asseoir sur le trône un empereur plutôt qu’une impératrice.

— Si de tels gens existent, observa Mère d’une voix posée, je doute qu’ils souhaitent ta mort.

— Vous avez sûrement raison, approuva Rigg. Dès que j’ai appris mon identité véritable, ou supposée du moins, je me suis interrogé sur celle des personnes responsables de mon enlèvement. Les partisans d’un retour au règne de l’homme sont parmi les candidats possibles. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas m’avoir élevé, ou même endoctriné, à seule fin de me faire remplir mon rôle de futur souverain ? Plutôt que de taire, comme cela a été fait, mon éventuel lien avec la royauté, ou à une quelconque destinée royale. J’en conclus que l’homme qui m’a élevé n’appartenait pas à ce camp. »

Mère se contenta d’esquisser un sourire.

« Cela dit, qui sait de quoi sont capables des gens suffisamment fous pour souhaiter la restauration de la monarchie ? Surtout d’une monarchie mâle. Ceux-là sont les plus fous d’entre tous.

— Les fous, comme tu dis, sont légion par ici, intervint cette fois Mère. Entre ceux qui restent silencieux et ceux que leur folie rend intarissables, au point d’en déranger les autres.

— J’entends bien vos reproches, Mère, mais c’est en tirant les choses au clair que je saurai d’où vient le danger.

— Et s’il venait de partout ? suggéra Mère de sa voix douce. De tout le monde ?

— Je cherche juste à savoir si les partisans d’un retour à la monarchie féminine ont ordonné la mort de celui qu’ils considèrent comme la plus grande menace du moment, l’héritier mâle. Qui d’autre aurait attendu mon retour toutes ces années pour m’éliminer, suivant en cela la volonté de ma bisaïeule, Aptica Sessamin ?

— Cette loi a été abrogée par le Conseil révolutionnaire, indiqua Flacommo. Tout le monde l’a oubliée.

— La Tente de Lumière ne l’a jamais reconnue, réfuta Rigg. Pour les partisans de la première heure, elle est toujours en vigueur. Mon assassinat érigerait son auteur en héros. Celui qui a tenté de mettre fin à mes jours sur le bateau en faisait partie.

— Tes paroles virevoltent comme celles des plus habiles manipulateurs de la cour, assena Mère. Difficile de croire qu’on ne t’a pas élevé avec le trône à l’esprit.

— On m’a appris à mettre de côté mes certitudes et à faire preuve de curiosité. Et aussi, à parler à cœur ouvert. “Si tu as une question, pose-la à celui qui connaît la réponse”, me répétait souvent Père. Donc je vous la pose, Mère, ou plutôt je vous les pose. Vous êtes-vous, vous et mon vrai père, séparés de moi enfant pour me protéger de tels ennemis ? Ou ai-je été enlevé par quelqu’un qui pensait plus raisonnable de me protéger de vous ? »

Un silence de mort s’abattit sur la salle. Mère s’immobilisa, la cuillère en l’air, de travers, dégoulinante de gruau.

Pas mécontent de l’effet produit, Rigg enfonça le clou. « En d’autres termes, Mère, désirez-vous ma mort ? Dites-le-moi tout de suite, que je ne fasse pas capoter la prochaine tentative. Je ne voudrais pas déranger après toutes ces années. »

Mère sortit de sa torpeur. La cuillère retomba dans le bol. « Tes insinuations me chagrinent profondément.

— Moi, souligna Rigg, c’est l’absence de réponse qui me chagrine.

— Je vais te répondre, toute chamboulée que je sois moi-même par cette question. Je n’ai rien à voir avec ton enlèvement. Je t’ai cru capturé par ceux qui voulaient ta mort, et me suis faite à cette idée. Les premières années, je t’ai pleuré chaque jour puis, et ce n’est pas peu dire, chaque fois que j’ai pensé à toi. J’ai versé pour toi plus de larmes que n’en pouvait contenir mon corps. Et lorsque commença à courir la rumeur de ton retour, j’ai tremblé d’espoir. À ton arrivée, j’ai tout fait pour contenir ma joie, de peur qu’on se méprenne sur ma fébrilité. Je suis heureuse de te voir reconnaître le danger qui rôde ; béni soit l’homme qui a fait de toi un garçon assez alerte pour déjouer ce piège. Mais permets aussi que je sois attristée de t’entendre insinuer que je puisse en être l’instigatrice.