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Et, une fois de plus, personne n’y trouva rien à redire. Mais le pire, pour Umbo, restait d’avoir à admettre que Rigg avait raison. Reconduire leur confiance en Vadesh sans y voir plus clair était pure folie. À travers son désaccord, Umbo exprimait son refus de laisser à Rigg le monopole absolu des décisions. Mais s’il avait raison ?

Rigg partit explorer les traces du passé ; les autres s’occupèrent comme ils purent. Ils observèrent un temps leur ami arpenter les étendues verdoyantes aux abords de la ville puis finirent par s’asseoir à l’invitation de Miche. Seul Umbo resta en retrait, perdu dans ses pensées, les yeux tournés vers la ville. Celle-ci surclassait de sa majesté O et même Aressa Sessamo. Chacun de ses ouvrages tenait de l’œuvre d’art, mais ne représentait jamais qu’un élément parmi d’autres d’un tout bien plus imposant et somptueux encore, comme autant de sujets d’une magistrale tapisserie, certains mis en exergue par leur relief, d’autres relégués au second plan. Du haut de la plus haute tour, que découvriraient-ils ? Les secrets d’une carte, comme le globe au cœur de la Tour d’O ? Un portrait ? Un message codé par les tours, ou par leurs ombres projetées au sol au soleil couchant ?

Umbo se fit tirer de ses rêveries par un brouhaha qui, peu à peu, lui devint intelligible.

« Si on peut éviter de se projeter au milieu d’un champ de bataille… » argumentait Miche.

Rigg semblait avoir découvert quelque chose.

« Pas au milieu, corrigea Rigg. À côté. Et loin de l’action. Hors de danger. Là où personne ne meurt, quoi.

— Tu vois les gens mourir ? s’enquit Umbo.

— Non, s’immisça Param. La prochaine fois tu resteras avec nous et tu comprendras. Il voit juste des traces qui s’arrêtent subitement.

— Des gens observaient le champ de bataille, poursuivit Rigg. Une poignée. Umbo peut m’envoyer et…

— Nous envoyer, coupa Miche.

— Tu vas leur faire peur, observa Param.

— Un gentil garçon comme moi ? tenta de démentir Miche en se fendant maladroitement de son sourire le plus inquiétant.

— Évite cette grimace, commenta Olivenko. Elle ferait fuir ta propre mère.

— Juste un saut, le temps de leur poser deux, trois questions, insista Rigg. C’est tout. J’espère que Vadesh avait raison avec son histoire de langages contenus dans le Mur.

— Si vous ne vous comprenez pas, suggéra Umbo, fais-moi signe. Je vous ramènerai.

— Qui ça, vous ? » s’enquit Param.

Miche et Olivenko la regardèrent comme s’ils avaient affaire à une demeurée.

« Nous ! répondirent-ils à l’unisson.

— Et moi ? grinça-t-elle.

— Trop dangereux, rétorqua Miche.

— Cite-moi une chose sans danger qu’on ait faite ces derniers jours, le mit au défi Param. Quelqu’un doit rester ici avec Umbo. Pour veiller sur lui. »

Miche fixa Param.

« Tu tiens vraiment à être du voyage ? La guerre, ce n’est pas joli-joli tu sais.

— Tu as peur que je tombe dans les pommes à la première giclée de sang ? s’enquit Param.

— Si tu peux éviter… je te le conseille, insista Miche.

— Ma mère a essayé de me découper en rondelles, je te rappelle, s’insurgea Param. J’en ai assez. Je ne suis pas de force à manier une épée ou à abattre un arbre ou soulever une roue de carrosse, comme certains d’entre vous. Mais j’ai deux yeux et deux oreilles et je compte bien en être. Sur le terrain. »

Et Umbo ? Jamais personne ne s’était posé la question de savoir si lui n’était pas tenté de découvrir le passé. Non : il était leur ancre, leur billet de retour vers le présent. Quelle que fût son envie, sa place était ici.

« Je vais tous vous y envoyer, déclara Umbo. Moi ceci, toi cela, ça suffit. Rigg, dis-moi quand tu es prêt. »

Olivenko fusilla Umbo du regard.

« Et Param ? Tu te moques de ce qui peut lui arriver ?

— On peut se soucier de quelqu’un et néanmoins accepter sa volonté, répliqua Umbo d’un ton trahissant une colère contenue. Elle veut y aller. Pourquoi l’en empêcher ?

— Parce que c’est dangereux ! martela Olivenko. Et que les princesses ne sont pas encore immortelles.

— Je le suis presque, avec vous à mes côtés », minauda Param.

— Si quelqu’un peut prendre soin de Param, c’est elle et elle seule », conclut Umbo comme une évidence.

Rigg prit alors la parole, sans élever la voix, mais en imposant malgré tout le silence. Ce pouvoir-là, j’aimerais bien le connaître, songea Umbo.

« Ce qui me chagrine, c’est que si Param commence à découper le temps quand on sera là-bas, à dix mille ans de toi, comment comptes-tu la récupérer ? »

Il nous prend vraiment pour des neuneus.

« Assez simplement. Regarde », dit-il en se tournant vers Param avant d’ajouter en découpant bien chaque syllabe : « Param, quand vous serez là-bas, surtout, ne découpe pas le temps. »

Param se piqua au jeu.

« Excellente idée, répliqua-t-elle d’un ton taquin. Mais, si les choses se gâtent, Umbo ? Si je me sens en danger et que je le fais par réflexe ?

— Très simple : c’est interdit, poursuivit Umbo. Si ça chauffe, tu me fais signe, comme Rigg. Tu lèves le bras en l’air. Tu sais lever le bras en l’air ? Tes mains fonctionnent-elles comme les nôtres ou veux-tu que Rigg t’apprenne ? »

Peu habitué à se faire ridiculiser en public, Rigg rougit d’embarras.

« Bon, assez, les gronda Miche.

— Pourquoi Umbo est-il le seul à comprendre que je n’ai ni plus ni moins de bon sens que les autres ? s’emporta Param. Vas-y, Rigg, choisis-nous une trace qu’on aille voir à quoi ressemble cette bataille.

— Minute ! Rien ne presse… tempéra Olivenko. Le passé ne va pas nous filer entre les doigts.

— Non, mais le présent, lui, ne nous attendra pas », observa Umbo.

Le jeune cordonnier n’avait pas très envie de voir Vadesh débarquer à l’improviste et faire capoter leurs plans.

Rigg était encore rouge de honte – ou de concentration. Toujours est-il qu’il ne formula aucune réclamation.

« J’ai la trace qu’il nous faut, annonça-t-il. Umbo, à toi ! »

Ils joignirent leurs mains comme en ce jour où Rigg, Olivenko et Miche avaient uni les leurs sur les plumes rêches du barbailé, au seuil de la traversée du Mur. Et, comme alors, Umbo sentit ses entrailles vrillées sous la violence d’une poussée qui les balaya vers le passé comme le courant d’un fleuve tumultueux, charriant ses amis bien plus loin qu’Umbo n’aurait pu le faire seul, aidé par Rigg et l’attraction de la trace du passé. Loin, très loin, à des millénaires de là : dix, très exactement. Au commencement de l’histoire humaine dans le Jardin.

Ils ne disparurent pas pour autant : Umbo pouvait les suivre du regard, comme une mère couvant ses petits. Il les vit trébucher sur un sol sans doute plus bas à cette époque lointaine où la colline attendait encore de sortir du ventre de la terre. Ils se relevèrent et fixèrent la prairie étendue au pied de la ville ; là où la bataille faisait sans doute rage. Comme toujours, Umbo était privé du spectacle. Mais lorsque Rigg, bras tendu, posa la main sur un être du passé, un éclair de vêtement puis une brève silhouette apparurent. Rigg ôta la main ; la vision disparut.

Chapitre 4

Épées contre gourdins