De toute sa vie, Param ne s’était jamais retrouvée en présence de plus d’une cinquantaine d’individus. Une telle foule faisait même figure d’exception. Elle avait, du temps de sa liberté conditionnelle, toujours soigneusement évité les réceptions et galas donnés en l’honneur de sa mère. Et si, en ces occasions, s’y donnaient les coups les plus bas, les blessures ne résultaient jamais que d’une pique, d’un regard ou d’une posture assassine. Rien n’avait préparé la princesse à la guerre, la vraie.
Certes, elle avait tenté à maintes reprises de se l’imaginer. Les manuels d’histoire ne parlaient que de cela : les Seigneurs en la Tente de Sessamoto envoyant leurs hordes de maraudeurs perpétrer pillages et massacres dans les villages et villes sans défense avant que les Rois en la Tente ne soumettent à leur joug les tribus du Nord-Est ; le monarque régnant obtenant par le sang l’allégeance des nations de la plaine de Stashi et l’asservissement de toutes les cités libres, bastions de sauvageons et ports de pêche de la côte. Param n’y avait jamais vu qu’un jeu grandeur nature, à cheval entre les dames et le lancer d’argile, où les billes projetées comme des boulets de canon auraient renversé sur leur passage ici une reine, là un pion.
Ses lectures lui avaient raconté la violence de la guerre. Par le nom des personnages, le roi Algar-Le-Borgne par exemple. Par le portrait qu’ils en dressaient, aussi, tel celui du général Potonokissu clopin-clopant sur sa jambe de bois quand il ne chevauchait pas sa monture. Eux, des chefs d’armées, ils avaient subi ces mutilations sur le champ de bataille… Param ne se faisait aucune illusion sur le sort réservé aux sans-grade des premières lignes…
Mais comment anticiper la violence sonore des combats ? Parachutée sans prévenir à quelques jets de pierre de la guerre, la princesse crut défaillir. Elle sentit ses jambes se dérober sous elle. La plaine retentissait d’un vacarme assourdissant : les hurlements féroces des soldats, les aboiements des officiers, la bruyante agonie des mourants. L’odeur de chair brûlée mêlée aux autres puanteurs du champ de bataille faillit la faire vomir.
Son instinct de survie sonna immédiatement la retraite, ordonnant sa fuite dans un ailleurs temporel. Elle n’en fit rien. Son geste aurait donné raison aux inquiétudes de Rigg : une seconde de plus, et elle disparaissait.
Elle se redressa sur un genou et vit son frère déjà remis, à force d’habitude, de leur brutal saut dans le passé. Il s’était mis en route vers trois spectatrices de la bataille avec le désir manifeste de leur parler ; une intention que ne partageait pas Param. Les trois femmes portaient sur elle de lourds stigmates d’angoisse et de deuils prolongés. Elles se tenaient debout derrière une palissade encerclant la ville, les masquant à la vue des soldats.
Le mince abri semblait avoir été bricolé en une journée à peine. Quelques frêles étais soutenaient ses poteaux par-derrière. Param se demanda combien de temps elle tiendrait face à un ennemi déterminé. Les planches, cloutées à la va-vite, offraient à travers leurs jours une vue imprenable sur la bataille.
Sauf que la bataille, raison première de la présence de la princesse ici, ne l’intéressait plus. La ville – en chantier sur la moitié de sa surface – avait attiré son regard. Seuls les bâtiments les plus bas étaient achevés, peints non pas du même noir uniforme que les tours de leur présent, mais de couleurs vives, quoique passées ou écaillées sur certaines façades. Mais dans le soleil de cette mi-journée, quel éclat ! La ville semblait parée pour un festival.
Du haut de l’une des tours s’échappa soudain une colonne de feu, dont la chaleur intense déforma l’air ambiant au gré de sa course. Param la suivit du regard, avança de cinq pas vers la palissade, jeta un œil au travers : là où le rayon avait frappé, l’herbe se consumait et des hommes fuyaient.
Au début, Param ne distingua pas deux armées distinctes mais de simples masses humaines hérissées d’armes diverses. Les forces en présence semblaient équilibrées, de prime abord. Pourtant, après un minutieux examen, les combattants les plus proches, les défenseurs, apparurent mieux armés – les épées et les arcs faisaient face aux gourdins et aux lances de fortune.
Mieux armés, mais d’une maladresse inquiétante… lames et flèches ne fendaient guère que de l’air. Les assaillants s’en jouaient avec une facilité déconcertante. À contrario, eux faisaient mouche de leurs gourdins et de leurs lances à chaque coup porté ; les défenseurs de la ville pouvaient remercier leurs armures.
Comment s’expliquait un tel déséquilibre ?
Param nota soudain l’étonnante morphologie des crânes des assaillants, plus gros que la normale, aux formes étranges. Ces déformations s’expliquèrent rapidement : les hommes avaient le visage mangé par des crochefaces. Certains présentaient une étrange dissymétrie faciale, des boursouflures de chair rugueuse sur la moitié de la figure. Leurs globes oculaires étaient vidés de leur substance. Param ressentait à ce spectacle une sorte de répugnance mêlée de fascination. Rapides, insaisissables, les combattants hybrides se montraient aussi féroces qu’habiles au combat, cognant avec une précision implacable, la main sûre, comme un forgeron martèle une armure.
La tour cracha une nouvelle colonne de feu. Mais au lieu de frapper les hommes, cette arme dévastatrice qui aurait dû faire basculer le combat en faveur de la défense ne touchait que des zones désertes. Elle incendiait le sol et affolait les deux camps, faisant régner un chaos total sur un champ de bataille transformé en tas de cendres et de braises géant.
« Ces pignoufs dans leur tour ont vraiment deux mains gauches, gronda Miche derrière la princesse.
— À croire qu’ils le font exprès, observa Param.
— Quelle bande de nuls, poursuivit Miche. On dirait qu’ils arrosent le sol !
— Vous avez vu les assaillants ? intervint Olivenko. De vrais chats, ils esquivent tout !
— Les défenseurs se battent bien, pourtant, fit remarquer Miche. Ils sont entraînés, disciplinés. Mais inoffensifs. »
Olivenko acquiesça.
« Il n’y a qu’à deux contre un qu’ils touchent.
— L’absence d’armure, peut-être… hasarda Miche. Ça rend les autres plus légers. »
Les crochefaces, songea Param. Ils les rendent intouchables. Elle préféra garder sa remarque pour elle. Les vrais experts en combat, c’étaient eux, pas elle.
Mais… si les deux observaient la bataille… qui était en train de protéger Rigg ? Et si ces femmes étaient armées ? Et si elles parvenaient à le faire prisonnier et le livraient à l’ennemi ? Param pouvait encore voler à sa rescousse.
La princesse tendit l’oreille. Elle n’aurait su dire quelle langue les femmes parlaient, mais les comprit tout de suite. Sans passer par une traduction dans sa propre langue, juste en écoutant. Vadesh disait vrai : le Mur rendait toutes les langues compréhensibles à ceux et celles qui le traversaient.
Les femmes semblaient en colère et effrayées. Comme Miche, elles pestaient contre les artificiers de la tour. Ou, plus précisément, contre le seul artificier.
« Il refuse d’utiliser le feu pour les tuer, dit la plus grande. Et il ne nous laissera jamais prendre sa place – on les ferait rôtir sans scrupule.
— Ils ne sont plus humains ! poursuivit la plus âgée, leur mère peut-être. Les tuer, ce serait comme arracher des mauvaises herbes. Mais non, il ne le fera pas.
— Il n’est pas des nôtres, acheva la plus jeune.
— Il n’a pas le choix, reprit la première. Il a été créé pour.
— Pour n’en faire qu’à sa tête, oui », maugréa la plus jeune.