Rigg n’écoutait que d’une oreille, et sans rien dire. Param comprit vite pourquoi : il enregistrait chaque mot comme une information de la plus haute importance. Leur couper la parole aurait nui au processus, en rappelant aux femmes sa présence. Param était curieuse de savoir comment il avait expliqué la soudaine apparition de quatre intrus de ce côté de la palissade. Peut-être n’en avait-il pas eu besoin. Des étrangers sans crocheface sur la tête, cela devait leur suffire.
« C’est lui, le bâtisseur de la ville, reprit la vieille. Mais il ne veut pas entendre parler d’une enceinte de métaldur. On ne sait rien faire de nos mains. Regardez l’état de notre palissade… On lui a trop fait confiance ! »
Param n’eut aucun mal à mettre un nom sur le « lui » : Vadesh ! Qui d’autre que lui aurait pu dresser un mur de métaldur, faire cracher le feu et interdire aux autres de le faire ?
« Avec lui, on court à notre perte, présagea la plus jeune. Tu parles d’une ville “éternelle”. On ne peut même pas la défendre !
— Cette ville sera notre tombeau, ajouta la plus grande. L’eau est contaminée partout ailleurs. On deviendrait comme eux. »
Après avoir vu les combattants hybrides, Param comprenait le désespoir et le dégoût de ces femmes.
L’aînée finit par remarquer Param.
« Vous êtes sa sœur ? » s’enquit-elle.
La princesse avait presque oublié à quel point ils se ressemblaient.
« Oui, répondit-elle.
— Je regrette de ne pouvoir vous aider », déclara Rigg.
La plus grande pointa un doigt en direction de Miche et d’Olivenko.
« Et vos deux amis ? Ils m’ont tout l’air de rudes soldats, et bien armés.
— Mais impuissants face à de si redoutables ennemis, tempéra Param. Ils seraient à terre au premier coup.
— D’où venez-vous ? questionna la plus âgée, soudain suspicieuse. Vous parlez comme des simplets.
— Nous ne sommes pas habitués à votre langue, expliqua Rigg.
— Notre langue ? s’exclama la plus jeune. Parce qu’il en existe d’autre ? Eux, ils ne parlent pas, ils grognent comme des sauvages ! D’où venez-vous ?
— De l’autre côté du Mur, commença Rigg.
— Du futur », compléta Param.
Intéressant, nota Param pour elle-même. Tous deux avaient choisi une version différente de la vérité.
Ils auraient pu tout aussi bien mentir : cela n’aurait fait aucune différence. Les femmes prirent leurs distances en se rapprochant l’une de l’autre, l’air méfiant.
« Menteurs, lança la plus âgée.
— Espions », enchérit la jeunette.
La plus grande, pas plus rassurée, leur jeta un regard interrogateur et envieux.
« Du futur ? Alors vous savez. Allons-nous sortir vainqueurs de cette guerre ? »
Rigg se tourna vers Param et s’adressa à elle dans le langage châtié de la cour.
« J’ai appris de notre présence ici tout ce que j’escomptais. Prenons congé. »
Param observa les femmes. Elles n’avaient pas traversé le Mur, elles ne pouvaient comprendre. Se sentir ainsi isolées de la conversation devait avoir quelque chose d’effrayant.
« Tu ne leur réponds pas ? s’enquit-elle.
— Je n’ai aucune réponse à leur fournir.
— Pourquoi ne pas leur dire que dans dix mille ans la ville sera vide !
— Qui te dit que c’est à cause de cette guerre ? Ce genre de révélation pourrait changer le cours des choses.
— Ils vont tous mourir. Qu’est-ce qui peut leur arriver de pire ?
— Plein de choses, répliqua Rigg en se tournant vers la palissade et la bataille au-delà. Et si ces combattants, se sachant condamnés, abandonnaient la bataille et que ces gens-là, les désespérés, leur survivaient ?
— Que marmonnez-vous ? grommela la vieille dame.
— Ce n’est pas une langue, grogna la plus jeune. On n’y comprend rien. »
L’éclat d’une longue dague à la lame acérée brilla dans la main de la plus grande.
« Des espions ! » hurla-t-elle en bondissant sur Rigg.
Param saisit le bras de son frère et, par un heureux réflexe, les plongea elle et lui dans son petit « havre de paix » : l’invisibilité. Dans sa précipitation, elle omit tout de même un détail. Si elle et Rigg venaient à quitter leur présent espace-temps, ils ne possédaient aucune garantie de retour. Elle fit immédiatement machine arrière.
Trop tard ; les femmes avaient disparu.
Il faisait nuit. Le Grand Anneau les éclairait de ses rayons. Ils étaient seuls.
Elle maudit ses satanées fuites-panique. Pourquoi n’avait-elle simplement pompé du bras dans les airs, pour signaler à Umbo l’imminence du danger ? Par manque de temps. Son instinct avait pris les devants.
Une chose la chiffonna tout de même dans cette affaire. Quand elle découpait le temps, les gens ne disparaissaient pas en principe. Leurs mouvements s’accéléraient, ils ne pouvaient plus la voir, point final. Elle n’avait jamais changé le jour en nuit.
« Qu’as-tu fait ? chuchota Rigg, passablement énervé. On est quand, exactement ?
— Aucune idée, admit Param tout en feignant une parfaite décontraction. Pas très loin… je crois.
— Premier indice, on peut parler, donc on est revenu dans le présent, nota Rigg.
— On ne l’a jamais quitté. On n’a pas disparu… Enfin, pas vraiment.
— Comment ça ? rétorqua Rigg. Un peu qu’on a disparu ! La question est de savoir dans quelle direction, et dans quel présent.
— Dans un présent futur, forcément, poursuivit Param. Je ne fais que de petits sauts en avant.
— Petits… On est quand même passés sans transition du jour à la nuit. Tant que ce n’est pas une nuit du siècle prochain…
— La clôture est toujours là, les feux aussi », le rassura la princesse.
Ils s’approchèrent du théâtre des affrontements, fermement agrippés l’un à l’autre. Quelques foyers brûlaient encore. Des corps jonchaient le sol, mais les combats avaient cessé.
« Oui a gagné ? demanda Param.
— On est toujours dans le passé. Le reste importe peu. Maintenant, de là à savoir si Umbo nous voit toujours… S’il perdait le contact, j’imagine qu’on se ferait automatiquement aspirer dans sa dimension. À moins qu’on ne soit définitivement bloqués ici… J’avoue que je suis perdu, là. »
Pendant que Rigg discourait, Param avait repéré une chose intéressante, non pas sur le champ de bataille mais aux abords de la ville.
« Rigg, un pan de la palissade est à terre. Elle a été cassée.
— Non, rectifia Rigg après une courte observation, elle a été brûlée. Cette… ordure de Vadesh les a trahis. »
Un hululement lugubre retentit dans la nuit claire. Un cri bestial, inintelligible. D’autres lui répondirent, tout aussi inhumains. Les hurleurs n’étaient pas loin.
« Tu as ta réponse, reprit Rigg. Ça vient de la ville.
— Crois-tu qu’ils nous aient repérés ? On dirait que ça se rapproche.
— Je ne vois personne, hésita Rigg.
— Peut-être qu’eux nous voient, frissonna Param. Ces crochefaces ont aiguisé tous leurs sens. »
Rigg brandit le bras en l’air et pompa à l’intention d’Umbo. Rien.
« Raté, observa Rigg.
— Il ne peut pas nous voir », débita sa sœur en même temps.
Sa voix transpirait la peur ; Rigg semblait imperturbable.
« Bon, retournons à notre premier point de chute, proposa Rigg. On a sauté d’une journée et demie dans le futur, à vue de nez. En toute logique, je devrais retrouver les traces de Miche et d’Olivenko. »