Alors qu’ils s’éloignaient de la palissade, des silhouettes aux visages difformes surgirent de toutes parts, des gourdins et des lances à la main, courant vers eux en hurlant. Un spectacle terrifiant et fascinant à la fois.
« Et si on s’éclipsait ? proposa Rigg.
— Umbo va nous perdre ! » hurla Param.
Quelle idiote, songea-t-elle dans la foulée. Il nous a déjà perdus.
« Morts, on se posera moins de questions, ironisa Rigg. Ils ne portent pas de métal. Sors-nous de là ! »
Un silence soudain s’abattit au morcellement du temps. Il n’y eut pas de saut cette fois. Seulement, pour Param, une douce vibration intérieure, comme à chaque plongeon dans l’invisible.
Les crochefaces ne parurent pas désorientés pour autant. Les hommes-parasites gardèrent le même cap : droit sur eux.
Param décida d’amplifier leur invisibilité. Les vibrations gagnèrent peu à peu en intensité et en fréquence, à mesure que les secondes se morcelaient plus finement, repoussant chaque éclair de visibilité un peu plus loin dans le temps.
La vitesse des ennemis parut quintuplée, décuplée même ; les hommes fondaient sur eux comme des flèches. Mais au grand soulagement de Param, ils paraissaient enfin déboussolés. Certains scrutaient les environs, battant l’air au hasard de leurs gourdins et de leurs lances. D’autres tiraient droit devant eux avant de revenir sur leurs pas. Les derniers restaient sur place, à combattre un ennemi invisible.
Ces combattants n’avaient pas l’endurance des soldats de Mère. Faute de véritable adversaire, leur petit jeu cessa en une demi-heure, une heure tout au plus. En un éclair pour Rigg et Param.
La plupart quittèrent les lieux. D’autres se postèrent sur place en sentinelle jusqu’au retour de leurs camarades le lendemain à l’aube – quelques minutes plus tard, au rythme maintenu par Param. Un rapide examen du sol à genoux les mena aux empreintes des deux fuyards. Pas celles datant d’avant leur disparition. L’herbe s’y était redressée depuis longtemps déjà. Non, ils avaient repéré leurs empreintes présentes, imprimées sur une herbe piétinée à chaque microseconde de leur présence.
Les hommes aux crochefaces sondèrent prudemment les marques au sol. Tant qu’ils usaient du doigt ou du bout de leurs gourdins, Param pouvait souffler tranquille. Mais bientôt, quelques dangereuses pointes de pierre s’approchèrent… Au prix d’un regain d’efforts, la princesse allongea la durée des sauts, afin que chair et roche ne coexistent au même endroit qu’un temps minimal. La vibration se lissa en un bourdonnement sourd et continu. La nuit tomba ; les hommes désertèrent l’endroit. Puis le jour revint, puis la nuit, puis le jour, la nuit, le jour, la nuit, le…
Param relâcha sa tension intérieure, à bout de souffle. Son cœur battait à tout rompre. Elle était exsangue. Jamais elle n’avait tant donné, même sous la menace des soldats de sa mère.
Ils revinrent à la réalité, aux bruits du présent.
La palissade gisait au sol. Certains poteaux avaient été brisés à leur pied, d’autres déterrés. Vu la solidité de l’ouvrage, une pichenette avait dû suffire.
Le champ de bataille était nettoyé de ses cadavres et de ses feux.
« Merci, chuchota Rigg. J’ai cru qu’on était cuits.
— Ne te réjouis pas trop vite, le refroidit Param. On est encore loin de chez nous. À dix mille ans…
— Moins cinq jours, environ, compléta Rigg. Une petite semaine… dur à dire, tout est allé si vite.
— Un peu plus et on finissait culs-de-jatte. S’ils avaient gardé plus longtemps leurs lances dans nos empreintes…
— Dans nos pieds, tu veux dire. Quelle sensation atroce, grimaça Rigg. J’avais l’impression qu’on me les passait au gril. »
Au détour de la conversation, et alors qu’ils contemplaient tous deux la ville et le champ de bataille, Param aperçut soudain Vadesh, posté au même endroit qu’eux deux jours plus tôt, derrière la palissade.
Param sentit la poigne de Rigg se refermer. Son frère l’avait repéré lui aussi.
« Fais comme si tu ne le connaissais pas, chuchota-t-il. Il ne nous a jamais vus. »
C’était en effet la première fois qu’ils se croisaient dans cet espace-temps. Leurs messes basses furent vite captées par l’ouïe remarquable de la machine. Vadesh s’avançait déjà vers eux.
« Tourne-lui le dos, lança Rigg à Param. Il ne doit pas nous voir.
— Trop tard », leur lança le sacrifiable au loin.
Sa voix leur parut tonitruante après le silence sidéral de leur passage dans l’entre-monde de Param.
« J’ai vu vos visages et je ne suis pas près de les oublier.
— Umbo nous a perdus ou nous l’avons perdu, continua Rigg sans se soucier de la présence de la machine. Les seules traces que je perçois sont les tiennes, celles de Miche et celles d’Olivenko, juste après notre arrivée ici. Mais Umbo ne peut pas nous voir.
— Saurais-tu dire quand il a projeté Miche et Olivenko dans le futur ? s’enquit Param. Si tu t’accroches à leurs traces à ce moment précis et…
— Je ne m’accroche pas aux traces, la coupa Rigg. Je ne les vois même pas, pas avec mes yeux du moins, je sens juste leur présence. Je ne peux pas… les toucher.
— Mais si, rappelle-toi, quand Umbo… essaie au moins. »
Rigg tendit le bras.
« Voici où se trouvait Olivenko avant le bond soudain de sa trace dans le futur. Mais comment il se tenait, où était sa tête, son corps, impossible de le dire avec exactitude. »
Vadesh n’en perdait pas une miette. D’où sa non surprise quand, bien plus tard, ils lui dévoileraient leurs talents de voyageurs dans le temps.
« Il se rapproche, chuchota Param du coin des lèvres.
— Je sais, mais ça ne marche pas. »
Rigg continuait à brasser l’air de la main dans le vain espoir d’établir quelque heureux contact avec ses compagnons.
« Si je peux éviter toute conversation avec le traître qui a exterminé les derniers êtres humains encore sains de cet entremur, je préfère.
— Ils ne sont pas morts », démentit Vadesh, toujours à quelques mètres d’eux. Entendait-il jusqu’au moindre de leurs murmures ? « Ils ont fui la ville à l’arrivée des autochtones.
— Garde ton calme, conseilla Param.
— Il les appelle autochtones ! souffla Rigg de colère. Parce qu’ils sont affublés de ce parasite autochtone !
— Tant qu’il ne les appelle pas “humains”… observa Param.
— C’est pourtant ce qu’ils sont, affirma Vadesh sans pour autant hausser la voix. Des humains, en mieux. N’avez-vous vu leur rapidité et leur intelligence au corps-à-corps ?
— Autochtone et humain, c’est le comble, soupira Rigg. Allez, Umbo, retrouve-nous et tire-nous de là ! »
L’appel de Rigg sonna aux oreilles de Param comme une prière désespérée.
« Il ne peut pas nous voir, tu le sais bien. Trouve autre chose.
— Il n’y a rien à faire.
— Si, forcément ! pesta Param tout en réfléchissant à une solution possible. Lorsque cette femme s’est jetée sur toi, ce n’est pas moi qui nous ai projetés dans cette nuit, et pas Umbo non plus parce que dans ce cas, on serait avec lui, maintenant. »
Rigg la fixa du regard, attentif à chacune de ses paroles. Soit il ne comprenait pas, soit il faisait semblant.
« C’était toi, conclut Param. Le couteau, c’est toi qu’il visait. Alors tu as plongé. Mais dans le temps, pas dans l’espace.
— Je ne sais pas faire cela. Umbo oui, mais pas moi.
— Mais si, tu sais ! Tu es le découvreur des passés, celui qui nous y transporte. En te joignant à Umbo, certes. Mais ton corps a appris comment faire, même si ton cerveau s’embrouille encore un peu.