— J’ai essayé. Dans ce bateau, des jours et des nuits durant, et… »
L’heure n’était pas aux pleurnicheries. Et Param avait mieux à faire. Elle se rappela les conseils du Jardinier – du sacrifiable nommé Ram – pour gagner en maîtrise sur son propre don.
« Assez parlé ! Écoute, maintenant, le coupa-t-elle de ce ton péremptoire employé par Mère pour obtenir une attention immédiate. La sensation te prend au nez, comme au seuil d’un éternuement ou d’un sanglot. Elle glisse ensuite vers la gorge, le sternum, l’estomac, jusqu’à atteindre l’aine. Tu la compresses avec le diaphragme, comme si tu essayais de soulever un poids. Serre de toutes tes forces. Baisse le nez et bascule le bassin vers le haut pour la bloquer. »
Rigg n’en revenait pas. Ram ne lui avait jamais fourni autant de détails, très certainement inapplicables à son propre cas au demeurant. Mais il fallait essayer. Param pouvait les faire disparaître mais ce tour ne tromperait plus jamais Vadesh. Il les avait entendus et savait qu’en s’armant d’une once de patience il les verrait réapparaître. C’était désormais à Rigg de jouer. Et à sa sœur de le guider.
Param répéta les consignes. Rigg se lança. Elle vit des larmes perler à son front – elle aussi avait fini en nage à ses douloureux débuts. Quelques tics agitèrent ses pommettes, puis remontèrent au niveau des paupières inférieures. Il contracta les abdominaux, se cambrant de quelques degrés vers l’arrière sous l’effort.
Il avait gardé la main à plat à hauteur d’épaule, là où il s’attendait à trouver Olivenko : elle aussi se mit à trembler.
Vadesh n’était plus très loin. Le sacrifiable ne se départait plus de son sourire triomphant.
« Je le vois », susurra Rigg.
Sa main tremblait de plus en plus fort. Param vit une manche apparaître puis un bras dans la manche, puis une épaule au bout du bras et enfin une silhouette complète tout autour : celle d’Olivenko. Le garde posa sur eux son regard et bientôt Miche y joignit le sien. La fureur et les puanteurs de la bataille emplirent peu à peu l’air. Vadesh avait disparu.
Rigg n’hésita pas une seconde : il se tourna vers ce qu’il présumait être la position d’Umbo et fit un « oui » évident de la tête, trois coups secs bien marqués, de bas en haut. Il ne peut ni me lâcher, ni lâcher Olivenko, comprit Param.
Mais… si leur malencontreuse escapade les avait sortis du champ de vision de leur compagnon ? S’ils l’avaient perdu à jamais ?
« Envoyez le signal ! » ordonna-t-elle à Miche et Olivenko.
Ils n’en eurent pas le temps. Déjà la palissade s’envolait et le silence retombait sur un matin frais et sans odeurs. Umbo était là, à sa place. La ville avait retrouvé ses immenses tours. La troupe était au complet.
« Par l’épaule gauche de Ram ! s’exclama Rigg de soulagement.
— Non, c’est la mienne, là, pointa Olivenko du doigt. D’où êtes-vous sortis bon sang ? Je vous pensais en train de discuter avec ces trois femmes.
— Vous avez disparu, signala Miche. J’ai cru que c’était toi, Param.
— Non, répondit la princesse. J’ai failli, mais je me suis retenue juste avant.
— Pourtant vous m’avez échappé, indiqua Umbo. C’est comme si vous m’aviez… glissé entre les doigts. Je vous tenais tellement fort pourtant. Quel choc à votre disparition. Je peux vous dire que je l’ai senti passer.
— Je sais, intervint Rigg avec un sourire triomphal. C’était moi, Umbo ! Param a compris tout de suite. Mon corps a intégré le saut sans même que je m’en rende compte. J’ai ressenti ce que toi tu faisais, mais sans savoir comment le déclencher. Jusqu’à ce qu’elle me mette ce coup de poignard.
— Qui ça, “elle” ? s’inquiéta Miche. Param ?
— Non, la femme de la palissade. Elle a paniqué. C’était la guerre, elle avait un couteau, alors elle a essayé de me tuer. Mais j’ai réussi à esquiver, en faisant un bond d’une journée et demie en avant. J’ai cru que c’était Param, sur le coup. D’autant que, quand il a fallu le refaire, impossible. Alors Param nous a projetés d’une semaine supplémentaire dans le futur et là, je nous ai vraiment crus perdus. Mais Vadesh est arrivé. Celui du passé. C’est ce qui explique qu’il nous connaissait d’ailleurs, hier en tout cas. Parce que lorsqu’il nous a vus, il a aussi entendu Param m’expliquer comment maîtriser ce que tu fais, enfin ce qu’on…
— C’est quoi, ce charabia ? l’arrêta Olivenko. Je comprends un mot sur deux. Tu pourrais nous la refaire en clair ?
— Je maîtrise enfin ce truc, résuma Rigg. Je sentais ta trace, Olivenko, et j’ai suivi les conseils de Param et tu m’es apparu, d’abord une manche, puis ton bras et enfin toi et…
— Et c’est à ce moment-là que je vous ai vus apparaître à côté de Miche et Olivenko, compléta Umbo. Mais moi, j’ai ressenti cela comme un saut. Je vous ai sentis partir et hop ! vous étiez de retour.
— Mais entre-temps, nous avons fait un aller-retour d’une semaine ! » s’enthousiasma Rigg.
Param ne l’avait jamais vu si excité. Comme le fait de ne pouvoir exploiter une trace qu’avec l’aide d’Umbo avait dû l’agacer !
Sa rapidité d’apprentissage l’intrigua tout de même. Umbo lui avait transmis son savoir-faire inconsciemment, cela se concevait, mais de là à réussir dès le premier coup ! Il avait fallu à Param des semaines pour voir ses efforts et ceux du Jardinier récompensés. Une leçon en accéléré avait suffi à son frère.
Ce qui signifiait que Ram, pendant toutes ces années de marches à travers bois en compagnie de Rigg, lui avait tout appris, sauf à matérialiser le passé à partir d’une trace. Il avait formé Umbo, Param, mais à ce garçon qui pensait être son fils, à ce garçon-là, Ram n’avait rien appris, tout compte fait.
« Tous des bonimenteurs », siffla Param.
Les autres se tournèrent vers elle.
« Les hommes au nez bouffé par les crochefaces ? tenta de comprendre Miche.
— Pour mentir, rejeta Rigg, il faudrait déjà qu’ils puissent parler. »
Umbo se chargea de la traduction.
« Les sacrifiables, expliqua-t-il. Ram, Vadesh. Et ton père, Rigg.
— Tout ce que je t’ai dévoilé, ce sont les premiers gestes de la toute première leçon du Jardinier, indiqua Param. Pourquoi ces confidences à moi et pas à toi ? »
Rigg passa de l’excitation à la révélation.
« Il m’a appris tout ce qu’il désirait que je sache.
— Tout comme Vadesh, poursuivit Param. Ils croient tout savoir, se prennent pour des dieux qui peuvent décider à la place des autres.
— Peut-être savent-ils vraiment tout », suggéra Olivenko.
Param se tourna vers lui.
« Oui, comme Mère, qui pensait être dans son bon droit en essayant de me tuer, comme Vadesh en trahissant les pauvres habitants de cette ville…
— Il a quoi ? bondit Miche.
— Créé une brèche dans la palissade, avec le feu, expliqua Rigg. Il a laissé les hommes aux crochefaces pousser la population saine hors de la ville. Il a choisi un camp, et ce n’était pas celui des humains. Il les appelle “autochtones”, mais prétend qu’ils sont toujours humains.
— Est-ce si important ? s’enquit Olivenko. Ils sont tous morts, maintenant.
— Suppôt de parasites… grinça Param.
— On ne peut pas lui faire confiance, soutint Rigg.
— On ne lui faisait déjà pas confiance, fit remarquer Olivenko.
— Maintenant, on a la certitude qu’il est contre nous, ajouta Param.
— Et que Rigg n’a plus besoin de moi, bougonna Umbo.