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— Une question, intervint Umbo. Pourquoi les crochefaces n’ont-ils pas tenté de les convaincre eux-mêmes, en se détachant spontanément de leurs hôtes pour leur montrer combien la vie était mieux à deux ? Ces hommes auraient été libres de les reprendre ensuite. Ou pas.

— Impossible, lâcha Vadesh.

— Donc vous admettez qu’ils auraient préféré vivre sans ? le questionna Miche.

— Impossible de les détacher. L’opération aurait été fatale aux deux.

— Vous mentez, l’accusa Rigg. Les crochefaces seraient morts, mais les humains ne s’en seraient que mieux portés.

— L’opération aurait été fatale aux deux ! martela Vadesh. La greffe est irréversible. Dans cent pour cent des cas. C’est la première chose que nous ayons essayée, que croyez-vous ?

— Que la capacité à se détacher aurait dû être la première vertu civilisatrice à leur inculquer.

— Ils ont essayé, indiqua Vadesh. Ils se sont adaptés par l’assimilation de nouveaux gènes humains, génération après génération. Les années passant, ils sont devenus de plus en plus dépendants des humains, chaque nouvelle nichée altérait un peu moins que la précédente la nature humaine. Tout ce qu’on peut leur reprocher, c’est d’être restés des parasites. »

Rigg observa les réactions de Miche, Umbo et Olivenko.

« Enfin une phrase sensée : Vadesh admet que les crochefaces sont ce qu’ils sont. Des parasites.

— Je l’ai toujours soutenu, se défendit Vadesh. Ne vous ai-je pas mis en garde contre eux, au ruisseau ? Votre contamination n’est pas dans mon intérêt.

— Où voulez-vous en venir, au juste ? s’impatienta Miche. Qu’attendez-vous de nous ?

— Que vous fassiez revenir les humains dans cet entremur.

— Pour pouvoir les infecter à nouveau ?

— Non, rétorqua Vadesh. À quoi m’auraient servi mes échecs, sinon ? Les humains n’acceptent pas de voir leurs congénères parasités. Ils les considèrent comme des monstruosités à exterminer et préfèrent mourir de leur main plutôt que de subir le même sort.

— De leur main ? questionna Miche.

— En s’entretuant, intervint Rigg, la voix chargée d’amertume. Une fois ce parasite rayé de l’entremur, du moins le pensaient-ils, ils ont entrepris…

— De s’entretuer, confirma Vadesh.

— C’était un suicide collectif, estima Rigg. Pour s’assurer que leur gardien ici présent ne les donne en pâture à d’autres crochefaces.

— Jamais je n’aurais fait une chose pareille ! Mais cela, ils n’ont jamais voulu le comprendre, se défendit Vadesh. Je ne suis pas programmé pour faire du mal aux humains.

— Mais pour les démunir face au danger. Pour faire baisser leur garde, les piéger. Collaborer avec l’ennemi.

— Les humains doivent rester libres, déclara Vadesh. Cette règle est gravée dans mon programme. Je ne peux la transgresser. Les hommes prennent les décisions, je les aide à appliquer leurs plans. »

Rigg en avait assez entendu.

« Mensonges ! explosa-t-il. J’ai été élevé par l’un des vôtres, et il n’appliquait le plan de personne.

— Il n’appliquait pas le vôtre, riposta Vadesh.

— Ni le mien, intervint Umbo.

— Ni ceux du Général Citoyen ou d’Hagia Sessamin, ajouta Olivenko. Le plan de qui, dans ce cas ?

— Les sacrifiables ne s’ingèrent pas dans la vie des autres sacrifiables, reprit Vadesh. Nous avons tous suivi les mêmes consignes de départ, imposées par des humains : nos programmateurs originels, puis Ram Odin. Celui-ci nous a confié une noble tâche. Le sacrifiable Ram a poursuivi sa destinée dans votre entremur et moi la mienne, ici-même. J’ai commis des erreurs. Notamment celle de sous-estimer la peur irrationnelle des hommes face à l’inconnu et à l’étranger. Il m’était impossible de leur faire entendre raison.

— D’où votre décision de les supprimer, l’accusa Rigg.

— Je n’ai supprimé personne, nia Vadesh.

— Mais vous les avez trouvés, glissa Umbo. Et vous les avez livrés aux crochefaces afin qu’ils exécutent le travail à votre place.

— J’espérais leur réconciliation !

— Ou leur mort, faute de mieux, asséna Rigg. Dans cette guerre sans merci, vous avez choisi le camp des hommes qui n’en étaient déjà plus.

— Il n’y a plus rien à craindre aujourd’hui, tenta de les rassurer Vadesh. J’ai travaillé dur. J’ai passé ces dix mille dernières années à modifier les gènes des crochefaces. Ils sont inoffensifs désormais. Même infecté, un homme resterait maître de lui-même et de sa nature.

— Ne comptez pas sur nous pour jouer les cobayes, déclara Rigg.

— Mais vous ne les avez même pas vus !

— Plus tard, éluda Rigg. Nous avons besoin de vous pour autre chose : nous dire comment fonctionnent les pierres. Comment les utiliser pour désactiver les Murs. »

Vadesh détourna le regard – une technique souvent employée par Père aussi, lorsqu’il souhaitait donner l’illusion de peser le pour et le contre. L’illusion seulement, comprenait maintenant Rigg. Il fallait une microseconde au plus à ces cerveaux artificiels pour prendre leurs décisions. Simple mascarade que ce soi-disant « temps de réflexion », pour se rendre plus humains qu’ils n’étaient : ils ne possédaient pas une once d’humanité.

« Vous semblez nous pousser à croire, reprit Rigg, qu’il n’existe que deux espèces, les crochefaces et les hommes. Pour mieux jeter le voile sur la troisième, sans doute. »

Ses compagnons lui jetèrent un regard perplexe.

Pas Vadesh.

« Les sacrifiables ne sont pas une espèce, traduisit-il.

— Vraiment ?

— Nous ne sommes pas vivants. Nous ne nous reproduisons pas.

— Non, mais vous prenez soin de vous en cas de panne, nota Rigg. La reproduction est le lot des mortels.

— Nous avons pour mission d’assurer la survie et l’évolution de la race humaine », énonça machinalement Vadesh.

Quelques huées et rires moqueurs fusèrent.

« À l’origine, peut-être, concéda Rigg. Mais, par vos actes, vous avez prouvé viser un tout autre but.

— Les crochefaces sont l’avenir de l’homme, insista Vadesh. Le comprendre a été l’une de mes plus belles découvertes.

— Les humains sont seuls aptes à juger ce qui est bon pour eux, estima Olivenko.

— Cela aussi, je l’ai découvert, admit Vadesh. Mais un peu tard. Croyez-vous que je ne sois pas conscient de mes échecs ? Les humains ont choisi la mort, pensez-vous que je considère cela comme une réussite ? C’est pourquoi je vous exhorte à ramener les humains dans cet entremur. Pour pouvoir me racheter de mes erreurs.

— Vous avez le pouvoir d’abattre le Mur, fit remarquer Rigg. S’il tient encore, c’est grâce à vous, non ?

— Chaque sacrifiable peut désactiver son propre bouclier magnétique. Pas celui de l’entremur voisin.

— À moins d’obtenir l’accord des autres sacrifiables, devina Rigg. Accord que vous attendez toujours, n’est-ce pas ? »

Vadesh ne commenta pas.

« Je prends votre silence comme un aveu, reprit Rigg.

— Ils refusent de réintroduire des humains ici, confessa Vadesh.

— Si les autres sacrifiables vous jugent indignes d’une telle faveur, poursuivit Rigg, pourquoi les contredire ? Ils vous connaissent mieux que nous.

— Les sacrifiables se plient à la volonté des humains, contradictions ou pas.

— Des millions de personnes ont souhaité traverser le Mur, observa Miche, et ils attendent toujours de le voir tomber.

— Entre un souhait et une décision éclairée, il y a un monde », commenta le sacrifiable.