Rigg ne put retenir un gloussement.
« Mais qui détient le pouvoir de nous éclairer à part vous, les sacrifiables ?
— Personne, confirma Vadesh.
— Donc on ne sait que ce que vous voulez bien nous dire, en conclut Rigg. Et comme de vos informations, distillées au compte-gouttes, dépendent nos décisions, vous décidez pour nous.
— Et qu’a décidé Ram pour vous ? » s’enquit Vadesh.
La question demandait réflexion.
« Il nous a envoyés vers le Mur, finit par répondre Umbo.
— Il nous a préparés à sa traversée, ajouta Rigg.
— J’en déduis, reprit Vadesh, que lui comme moi souhaitions la présence d’humains de mon côté du Mur.
— Faux, réfuta Rigg. Père souhaitait nous voir en prendre le contrôle. Entre autres. Peut-être s’attendait-il également à une révolte du Général Citoyen contre le Conseil révolutionnaire du Peuple. Mais rien ne suggère sa volonté de nous envoyer vers vous.
— Il n’y a rien ni personne d’autre que moi derrière le Mur, argumenta Vadesh.
— Oui, derrière ce côté du mur, acquiesça Rigg. Mais nous aurions très bien pu traverser ailleurs.
— Sauf que vous avez traversé ici. Et qu’a fait Ram pour vous dérouter ? Rien. Il savait qu’en ressortant de ce côté-ci c’est à moi que vous parleriez. Et il n’a rien fait pour vous en empêcher.
— Non, approuva Rigg. Mais il a tout fait pour m’apprendre à démasquer les menteurs et les manipulateurs, et à leur résister.
— Maintenant, montrez-nous comment désactiver ce Mur », ordonna Miche.
Rigg lui lança un regard interdit. De la rébellion dans ses rangs ?
« Qu’on en finisse, poursuivit l’homme de Halte-de-Flaque. Sans ces murs, la race humaine serait restée unie. Ici, elle s’est laissée mourir. Qui sait ce qui s’est passé dans les dix-sept autres ? Abattons ces murs. Après, on pourra prendre une décision éclairée.
— On s’expose au risque d’une contamination générale par les crochefaces, avertit Olivenko.
— On préviendra les populations, suggéra Miche. Eau filtrée uniquement. Ils se débrouilleront. L’homme finit toujours par se débrouiller.
— On manque de recul, estima Rigg. On ne peut se permettre de lever les boucliers sans savoir ce que les autres entremurs réservent. »
Miche éclata de rire.
« Pour un jeune homme fatigué des responsabilités… Je te préviens, vouloir sauver la race humaine n’est pas de tout repos !
— Ils ont assassiné Knosso dans les minutes qui ont suivi sa traversée, rappela Olivenko.
— Meurtres, massacres, guerres, maladies, parasites, lista Miche. C’est la vie. Nous devrions être libres de choisir, mais non, Rigg préfère décider seul, protéger seul la planète entière jusqu’à ce que lui et lui seul juge la race humaine prête à affronter son destin. Dis-moi, Rigg, en quoi te distingues-tu des sacrifiables ? À part que tu en sais moins qu’eux ?
— Tu ne peux pas juste… »
Miche n’était pas disposé à écouter.
« Détrompe-toi. Je le peux. Tu n’es plus le chef, tu te rappelles ? Chacun de nous est libre de ses mouvements.
— Tu louais les vertus de la cohésion il y a une minute, fit remarquer Olivenko.
— Tant qu’elle a un sens, nuança Miche. Vous tous, vous pouvez rester ensemble – je vous le conseille, même, c’est plus sûr. Moi, je retourne d’où je viens. Flaque doit commencer à s’impatienter. Mais je reviendrai peut-être, qui sait ? Ces terres sont aussi vastes que désertes. Pas seulement la ville, tout l’entremur. Qui sait ce qui pourrait être bâti ici ? Vadesh n’est qu’un vil serpent sans parole, mais plus les gens afflueront, moins on dépendra de lui. Il souhaite voir le Mur tomber et son entremur repeuplé ? À la bonne heure, moi aussi ! »
Vadesh haussa les épaules avec ostentation.
« Ce n’est pas tant d’une personne dont j’ai besoin, mais plutôt de vos pierres. »
Miche jeta un regard à Rigg et tendit la main, paume ouverte.
Mais elles sont à moi ! C’est mon héritage ! hurla Rigg en lui-même. Mais de quel droit retenir Miche ici contre sa volonté ? Il sortit la bourse remplie de pierres et la déposa dans la main calleuse du tavernier.
Miche la dénoua et vida le contenu au creux de sa paume.
« Ah, voici la clé de l’entremur de Vadesh, se réjouit le sacrifiable en saisissant entre deux doigts une gemme aux reflets jaune pâle. Celle qui désactive son bouclier.
— Le Mur en compte deux, fit remarquer Miche.
— Où est l’autre ? hésita Vadesh en fouillant d’un doigt la paume du tavernier. Celle qui désactive l’autre bouclier ?
— Nous l’avons vendue, prit soudain conscience Rigg.
— Le Conseil du Peuple nous l’a injustement volée, maugréa Miche.
— Celle-ci ? » intervint Umbo.
Il tenait entre les doigts une petite larme bleu clair. La même que celle remise par Rigg à Tonnelier, le banquier d’O.
« Où l’as-tu trouvée ? s’exclama Olivenko.
— Ne me dis pas que tu l’avais à la banque ! » s’étrangla Miche.
Rigg fit le lien avec les événements de la veille.
« Il l’a ramassée hier, quand on s’est installés sous les arbres.
— Dans les feuilles mortes, à la lisière du bois, ajouta Umbo avant de se tourner vers Rigg. Tu m’as vu mais tu n’as rien dit.
— J’attendais que tu nous le dises toi-même, expliqua Rigg. Et voilà qui est fait.
— Encore une belle démonstration de la volonté de Rigg de tout contrôler, hein Umbo ? lança Olivenko.
— Je n’ai jamais prétendu que Rigg voulait tout contrôler ! se défendit Umbo.
— Non, pas plus de cent fois, rétorqua Olivenko. Et de cent manières différentes.
— C’est oublié, tempéra Rigg. Est-ce la bonne ? »
Vadesh l’examina puis la rendit à Miche, qui la rangea à côté de la pierre jaune.
« Les deux boucliers peuvent être désactivés.
— C’est vous qui l’avez déposée là, devina Rigg. Pour qu’Umbo tombe dessus.
— Non, démentit le sacrifiable. Comment aurais-je fait ?
— Les sacrifiables ne possèdent-ils pas leur propre jeu de pierres ? avança Rigg. Celle-ci est la vôtre.
— Vous ne pourriez pas l’utiliser, objecta Vadesh. Seuls les humains élevés dans le même entremur que les pierres le peuvent. Il faut qu’une osmose se crée entre eux. Quel intérêt pour moi d’égarer une de mes pierres sur votre chemin ? Celle-ci provient de l’entremur de Ram. »
Vadesh s’exprimait avec aplomb. Imperturbable, même face à l’inconcevable : cette pierre attende là par magie depuis l’entremur voisin. Non-sens qui suscitait une question.
« Est-ce l’un de vous ? » demanda Rigg à ses compagnons.
Vadesh ne semblait pas disposé à confier ses petits secrets.
« Et pourquoi pas toi ? suggéra Olivenko.
— Pourquoi pas moi ? s’étouffa Rigg. Parce que je ne l’avais pas !
— Et si tu étais allé la récupérer dans le futur avant de revenir la déposer ici, hasarda Olivenko. C’est un scénario plausible, non ?
— Et pourquoi pas Umbo ? éluda Rigg. Lui seul savait où la mettre pour la retrouver.
— Parce qu’il aurait fallu que je traverse le Mur, que je la récupère je ne sais comment et que je fasse ensuite tout le chemin en sens inverse, souligna Umbo. Pourquoi me donner tant de peine ?
— On ne saura jamais, déclara Miche. Avec cette pierre entre nos mains, cette version du futur n’est déjà plus, inutile de se creuser le ciboulot.
— Si c’était moi, j’aurais fait plus simple, en me rendant directement visite avec la pierre, poursuivit Umbo. Ou avec un mot, au pire.