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— S’il arrive quoi que ce soit à mon frère par ta…

— Je n’ai pas prévenu Rigg car il n’avait pas besoin de l’être, d’accord ? la coupa sèchement Umbo.

— Ou parce que l’avertissement n’avait plus lieu d’être, supputa Olivenko.

— Qu’est-ce que tu insinues, que mon frère est déjà mort ? s’exclama Param.

— Umbo nous a demandé de rester ici, ajouta Olivenko.

— Et depuis quand c’est lui, le chef ?

— Je ne vous demande rien, moi, protesta Umbo. Prenez-vous-en à mon double.

— Il doit revenir de sacrément loin pour oser nous donner des ordres, celui-là. »

Umbo s’écarta et lui fit signe d’avancer.

« Je t’en prie. Cours sauver ton frère, ou restes-y en essayant. J’ai vu dans quel état était mon double. Pas toi. File, je ne te retiens pas.

— Un instant, tempéra Olivenko. Le seul au courant de ce qui s’est réellement passé, c’est le futur Umbo. Vous deux, vous n’en savez rien. Faisons ce qu’il dit.

— Hors de question, s’obstina Param.

— Écoute, Param, tenta de la dissuader Olivenko. Invisible, tu es très lente. Quel que soit le danger que court ton frère, il sera passé le temps que tu arrives.

— Le temps qu’elle arrive  ? souleva Umbo. Les bruits de pas ont disparu d’un coup. Sans qu’ils semblent s’arrêter pour autant. Ils ont dû emprunter un passage secret, une trappe, on ne sait pas.

— Alors cherchons, proposa Olivenko. Ça ne peut pas faire de mal.

— Ça peut faire très mal, au contraire, le contredit Param. Et de bien des manières. Mais ce n’est pas ça qui m’arrêtera. »

Elle s’élança à grandes enjambées.

« Par là ! pointa Umbo du doigt.

— Où les as-tu vus très exactement pour la dernière fois ? lança Param.

— Tout est allé très vite. Là, près du mur. Une porte dérobée, peut-être. »

La porte en question s’avéra être une volée de marches menant à un sous-sol, dissimulée dans l’ombre d’une immense machine.

« Ils cherchent un vaisseau et descendent d’un étage ? s’étonna Olivenko.

— On devrait les imiter, proposa Param.

— On devrait surtout attendre, suggéra pour sa part Umbo.

— Ils sont en danger.

— Et nous en sécurité.

— Qu’en sais-tu ?

— Mon double m’aurait dit “Cours comme un lapin”, sinon.

— Donc une tragédie se joue là-dessous et toi tu vas rester planté là ?

— Ce sont les instructions, répéta Umbo. J’ai décidé de me faire confiance pour une fois. Mais si tu veux y aller, vas-y. »

Sauf que Param n’était plus très sûre de savoir ce qu’elle voulait. Elle pesta une dernière fois et se mit à arpenter la pièce de long en large.

Rigg avait bien vu Umbo légèrement à la traîne. Il nous rattrapera, avait-il pensé. Lui aussi avait écarquillé les yeux comme un enfant en passant parmi les mastodontes de ferraille. Mais s’il avait imité Umbo, Miche se serait retrouvé seul avec Vadesh, qui n’attendait que cette occasion pour agir. Compte là-dessus.

Comme d’habitude, Umbo se laisse distraire et c’est à moi d’assurer derrière. Sans compter que j’aurai encore droit à ses remarques plus tard.

Je n’y suis pour rien si tout le monde me lâche.

Une défection injuste. Miche était là sans être là. Le tavernier préférait jouer au plus malin avec Vadesh, en le prenant au pied de la lettre. Espérons qu’il ne s’en mordra pas les doigts.

Du bas de l’escalier partait un tunnel où apparut une espèce de carriole bien nue, sans attelage ni chargement, mais avec des bancs, devant et derrière, en attente de passagers. Vadesh se hissa à bord, Miche aussi.

« Umbo n’est pas encore là, signala Rigg.

— Vous prendrez le prochain ensemble », répliqua Vadesh.

Autrement dit : au revoir tout le monde. Rigg prit la carriole en marche. À peine une semelle posée sur le plancher, une brusque accélération l’envoya le cul par terre à l’arrière. Vadesh avait ordonné au véhicule de s’élancer avant même qu’il ne monte à bord. À la moindre hésitation, à la moindre seconde d’inattention, le sacrifiable lui fausserait compagnie.

Il veut Miche pour lui seul. Pour les pierres.

À moins que je ne détienne une chose que Miche n’a pas. Que Vadesh craint. Une chose qu’un sacrifiable m’aurait transmise. Le pouvoir de le contrer.

Que m’a appris Père que Vadesh redouterait tant ?

Bonne question. Rigg passa en revue un à un les enseignements de Père : l’art de la traque, de la survie dans les bois, la politique, l’économie, les langues, l’histoire, toutes ces disciplines qui lui avaient permis de prospérer à Aressa Sessamo – pour autant que le fait de déjouer une demi-douzaine de tentatives de meurtre en l’espace de quelques jours puisse être synonyme de prospérer.

Les sciences, aussi : biologie, physique, astronomie, ingénierie, inculquées jusqu’à saturation. Des futilités brusquement devenues déterminantes, face aux savants réunis pour décider de son droit d’accès à la Grande bibliothèque.

Des futilités brusquement devenues déterminantes… Mais comment Père aurait-il pu anticiper son face-à-face avec ce collège d’examinateurs ?

Sa rencontre avec un autre sacrifiable, en revanche, Père l’avait bien sentie venir. S’il existait autant de sacrifiables que d’entremurs et si les pierres conféraient à leurs détenteurs la maîtrise des Murs, Père l’avait forcément préparé à croiser un jour ou l’autre l’un de ses semblables, et à l’affronter.

Mais l’éloquence et les dons de négociateur de Rigg valaient pour une confrontation d’homme à homme, pas d’homme à machine. Vadesh ne convoitait ni ne redoutait les mêmes choses que les hommes.

Que redoutait-il ? Il avait déjà vécu le pire : la mort de tous les humains de son entremur. Quel acte justifierait la vindicte de Vadesh ?

Le prétendu devoir d’obéissance des sacrifiables envers les humains ne tenait pas une seconde. Père n’obéissait à personne et Vadesh pas plus, malgré ses dires – quand il se donnait la peine de faire semblant. Je n’ai aucun contrôle sur lui. Et sûrement pas le pouvoir de le faire agir contre sa volonté. Je ne sais rien qu’il ne sache déjà, rien qui me permette de formuler des ordres susceptibles de le piéger. Même maintenant, comment le croire à propos de la destination de la carriole et du pouvoir des pierres ? Sans contradicteur, il peut affirmer tout et son contraire.

Rien ne l’agaçait plus que de savoir les deux gemmes vitales – celles qui commandaient les boucliers des entremurs de Ram et de Vadesh – entre les pognes de Miche plutôt qu’entre les siennes. Quant à cette histoire de gemmes en osmose avec les habitants de l’entremur… qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre ! Vadesh possédait certainement son propre lot de pierres, mais ne pouvait rien faire, d’où son besoin de s’en remettre à un humain pour mettre son plan à exécution.

Où était le faux là-dedans ? Mieux : où était le vrai dans le faux ?

La carriole filait maintenant à une vitesse incalculable. Et comment Rigg l’aurait-il calculée ? Il estimait marcher à une cadence moyenne d’une lieue à l’heure et courir bien plus vite, quoique par à-coups seulement. Mais même le plus diligent des coursiers n’aurait pu rivaliser avec leur présente monture. Si bien qu’au fil des minutes, alors que le tunnel s’enfonçait inexorablement vers les profondeurs selon une trajectoire plus ou moins rectiligne, Rigg cessa de s’interroger sur la distance et la profondeur parcourue depuis leur point de départ.