Télépathie ou non, la paroi de pierre lisse disparut, révélant derrière un dernier bout de tunnel prolongé par un quai de débarquement, avec escalier et portes bien en vue cette fois.
Au grand étonnement de Rigg, l’escalier ne remontait pas vers la surface mais semblait s’enfoncer à nouveau. Après une première descente vers le tunnel et une seconde jusqu’ici – si son sens de l’orientation n’avait pas été trompé par la singularité des lieux et leur cavalcade effrénée – les voilà qui repartaient vers les profondeurs.
Non, l’escalier ne leur était pas destiné. « Ouverture », ordonna Vadesh. Plusieurs portes s’abaissèrent. Une pièce exiguë apparut. Vadesh y entra le premier, Rigg et Miche à sa suite. Les portes se refermèrent. Rigg s’interrogea sur la fonction d’une telle pièce, sans porte à part l’entrée, et sur leur présence ici.
« C’est un monte-charge, l’éclaira Miche. Sur poulies. Toute la pièce monte et descend grâce à un système de contrepoids. Certains des plus hauts bâtiments d’O et une banque d’Aressa Sessamo en sont équipés.
— Tout juste, confirma Vadesh. À part sur les contrepoids. Il n’y en a pas. »
La pièce partit soudain en chute libre.
« Grisant, n’est-ce pas ? » hurla Vadesh.
Rigg et Miche se cramponnèrent aux murs, pris de panique.
« Mea culpa, s’excusa faussement Vadesh. J’oubliais combien les humains sont sensibles. »
La cabine se stabilisa.
« Nous voici revenus à un champ inertiel moyen. Il faut bien comprendre que les humains maîtrisaient ces choses avant même de lancer la première colonie. Ils adoraient faire la descente en chute libre. Pour l’adrénaline.
— Alors ils n’étaient pas humains, grogna Miche.
— Les organismes finissent toujours par s’adapter, déclara Vadesh. Question de temps. »
Les portes s’ouvrirent sur un pont de six mètres environ avec, de part et d’autre, un gouffre d’une profondeur insondable. La passerelle rejoignait à son extrémité une surface lisse et convexe de métaldur, en tous points identiques à l’enceinte de la Tour d’O.
Rigg s’avança de quelques pas, regarda de bas en haut et de gauche à droite.
« C’est la Tour d’O, couchée sur son flanc, observa-t-il.
— La Tour d’O, comme vous l’appelez, n’est rien de plus qu’une réplique du vaisseau mère. Ouverture ! »
Une trappe coulissa dans le flanc du vaisseau, au bout du pont.
« Bienvenue à bord du berceau de l’humanité sur le Jardin, déclara pompeusement Vadesh.
— L’un des dix-neuf, rectifia Rigg.
— Tout a commencé avec un seul, persista le sacrifiable. Nous avons eu un accident. Que ni la physique ni même vous ne sauriez expliquer.
— Vous n’avez pas idée de tout ce que Père m’a appris, contesta Rigg.
— Inutile. Il n’aurait pu vous apprendre ce que n’ont pu résoudre nos plus puissants calculateurs. Dix-neuf ordinateurs ont projeté un et un seul vaisseau dans un trou de ver, mais dix-neuf en sont ressortis éparpillés dans l’espace. Oups.
— Où nous emmenez-vous ? chercha à savoir Rigg.
— Vers la salle des commandes. Là où tout s’est décidé. Là où Ram Odin écrivit la première page de la colonisation humaine sur la planète sœur de la Terre. »
Alors qu’ils traversaient plusieurs couloirs étroits en enfilade, Rigg eut soudain la vague impression de flotter. Comme si quelque chose ou quelqu’un le portait. Chacune de ses foulées semblait porter plus loin, son corps peser moins lourd que sur la terre ferme. Un autre champ ? Sans doute.
Une porte s’ouvrit sur une pièce immaculée d’un même brun clair du sol au plafond. En partait une sorte de piste semblable au tunnel, en plus étroite, et fermée à chaque extrémité par une porte.
Au milieu de la pièce trônait une table sensiblement aussi longue que Vadesh était grand. Trois lampes pendaient du plafond, entourées de… bras, de tentacules ? Difficile à dire. Vadesh leva la main et les lampes convergèrent vers lui. Un siège émergea du sol, juste en dessous de la table. Il recula jusqu’à une butée.
« Nous sommes dans la salle des commandes ? s’enquit Rigg.
— Regardez cette piste – que vous avez peut-être remarquée, Rigg, en fin observateur que vous êtes. Il existe en fait trois modules de commandes : un pour la navigation spatiale, un pour le contrôle des organes internes du vaisseau, un pour la génération des champs. Le pilote sélectionne au choix l’un des trois modules, qui remonte la piste pour venir se fixer de lui-même sur la table. Un processus rapide et automatique. Le pilote reste assis, ce sont les commandes qui viennent à lui. »
Mensonges, songea Rigg. Ce système paraissait bancal. Pourquoi cacher les commandes aussi loin ? D’un point de vue ergonomique, c’était une aberration.
La table était taillée aux dimensions d’un corps humain, en longueur et en largeur. Rigg leva les yeux vers les bras articulés que Vadesh avait commencé à manipuler. Divers objets apparurent dans leurs pinces… Des sortes d’instruments… Difficile de se prononcer sur leurs fonctions.
« Asseyez-vous donc ! proposa jovialement Vadesh à Miche.
— Non, l’arrêta Rigg.
— Comment cela, “non” ? s’étonna Vadesh. Je pensais que vous n’aviez plus d’ordres à donner.
— Ce n’est pas la salle des commandes, asséna Rigg.
— Qu’en sais-tu ? questionna Miche. Tu n’as jamais mis les pieds ici. Tu as la science infuse ?
— Ça n’a aucun sens, poursuivit Rigg.
— Rien n’a de sens depuis que je t’ai rencontré, observa le tavernier. Mais s’il faut s’asseoir pour faire tomber le Mur et rentrer à la maison, moi, je m’assieds. »
Et il s’assit. La chaise s’adapta d’un rapide calage à sa taille et à son poids. Elle s’immobilisa à nouveau.
« Vous voyez ? lança Vadesh. Elle s’ajuste à son pilote, identifié grâce aux pierres. »
Rigg se sentait tiraillé entre l’envie de les réclamer immédiatement à Miche et la peur de gâcher leur amitié. Surtout, il n’avait pas très envie de tester la détermination de Vadesh à le maintenir hors de portée de son précieux butin.
« Voulez-vous que nous amenions les commandes de génération des champs ? proposa Vadesh.
— S’il le faut, allons-y, répondit Miche.
— Dans ce cas, brandissez les pierres à bout de bras, paume ouverte, et ordonnez au vaisseau de faire venir à vous les commandes.
— Comment je m’y prends ? demanda Miche.
— Dites simplement “Fais venir à moi les commandes de champ, vaisseau” », répondit Vadesh.
Vadesh apprenant à Miche à parler à un vaisseau… cette scène lui rappelait étrangement quelque chose : Père lui apprenant « la langue des étoiles », un dialecte unique en son genre, sans commun rapport avec aucun autre idiome connu, destiné selon son mentor à commander aux astres. Il se composait de simples séquences de chiffres et de lettres que Rigg avait dû mémoriser puis répéter tous les jours, puis toutes les semaines, puis tous les ans. Père ne lui avait jamais dit en quoi elle soumettait les étoiles à sa volonté, et Rigg avait eu beau ressasser ces « mots » de commandement, comme les appelait Père, jamais il n’avait vu la moindre étoile bouger. Le jeune trappeur avait fini par lui faire remarquer, ce qui lui avait valu un regard condescendant et une réponse désabusée : « Ça ne marche pas ici »… comme si Rigg avait pu s’en douter.
Mais aujourd’hui, Rigg se tenait dans un vaisseau interstellaire, en compagnie d’une copie conforme de Père en train de dicter à un humain que faire.