— Que feront-ils à leur arrivée ?
— Ils découvriront un Jardin habité par l’homme et des civilisations bien plus anciennes, sinon avancées, que la plupart des civilisations qu’a connues la Terre.
— Est-ce une mauvaise chose ?
— Ils découvriront aussi que Ram Odin est à l’origine de la division du vaisseau initial en dix-neuf copies et de celle de la planète en autant de viviers expérimentaux, où la race humaine s’est diversifiée en suivant la voie jugée la plus prometteuse par le sacrifiable de l’entremur.
— Dans celui de Ram, en déduisit Rigg, celle de la maîtrise du temps, choisie pour nous par Père.
— Le choix de la raison, considéra la voix. Ram Odin lui-même semblait doté de prédispositions naturelles à une telle maîtrise, mais sous une forme latente et incontrôlable. C’est ainsi que nous expliquons le salut du vaisseau mère, que le saut aurait dû pulvériser à la suite des divergences de calcul de nos ordinateurs de bord. Des erreurs compensées par l’envoi du vaisseau onze mille neuf cent quatre-vingt-onze ans en arrière. Ram Odin s’est marié et reproduit, et ses gènes furent soumis à de savants et minutieux croisements afin d’assurer à sa descendance un quotient intellectuel hors norme, une profonde implication dans la civilisation et la maîtrise du temps.
— Une profonde implication dans la civilisation ?
— Vous êtes un garçon plutôt sociable, non ? »
Rigg se remémora les événements de l’année écoulée. La rivalité qui l’avait opposé à Umbo, et à Param, dans un autre registre, s’était avérée des plus saines – et leur avait valu la confiance de Miche et d’Olivenko. Père lui avait appris que le sens de la civilisation ne s’observait que chez les individus enclins à sacrifier une part de leur intérêt personnel immédiat pour le bien-être du groupe. Les grands meneurs d’hommes se reconnaissaient à leur désintéressement total, seule qualité capable de fédérer les troupes.
« Je ne pense pas être celui qu’il vous faut, douta Rigg.
— Le sacrifiable Ram le pense.
— En dix mille ans, il n’a pas pu faire mieux que moi ?
— Vous êtes le premier choix des ordinateurs de bord et des sacrifiables. Aucun de nous ne peut prédire le jour et l’heure exacte de l’arrivée du premier vaisseau en provenance de la Terre, mais une attente de plusieurs générations semble peu probable. Nous préférons vous savoir en place. Au cas où.
— Et qu’attendez-vous de moi à leur arrivée ?
— Que vous improvisiez.
— Mais c’est à vous de me dire ! Vous savez tout sur tout !
— Nos connaissances restent à votre disposition.
— Ça me change de Vadesh…
— Vadesh vous a proposé le meilleur de son entremur.
— Un crocheface sur le nez de mon ami ?
— Le résultat de dix mille années de minutieuses recherches en génétique. Il n’y a pas plus zélé qu’un sacrifiable en mission.
— Mais il n’a cessé de me mentir !
— Il a créé les circonstances nécessaires à votre apprentissage.
— Il m’aura au moins appris que les sacrifiables sont de sacrés menteurs.
— Vous le saviez déjà, fit remarquer la voix. Ce que vous ignoriez, en revanche, c’est que ses travaux ont propulsé la symbiose entre parasites et humains dans une nouvelle ère.
— Ne me dites pas que vous l’approuvez !
— Vadesh s’est vu confier une tâche par Ram Odin, il l’a menée à bien. Il vous est désormais dévoué corps et âme.
— Plutôt mourir que de lui faire confiance ! Je ne sais même pas si je peux vous faire confiance.
— Et pourtant vous le faites, et Vadesh vous obéit.
— Pas pour longtemps, s’emporta Rigg. Je pars sur-le-champ me prévenir dans le passé de ne jamais m’approcher de ce foutu entremur.
— Le commandement de ce vaisseau vous sera retiré.
— À la bonne heure ! J’aspire juste à quitter cet endroit sans parasite accroché à qui que ce soit.
— C’est possible, indiqua la voix.
— Alors c’est ce qui va se passer.
— Qu’attendez-vous, dans ce cas ? nota la voix.
— C’est pour bientôt.
— Vous avez pourtant traversé toutes ces épreuves sans vous envoyer le moindre avertissement.
— Un avertissement n’intervient qu’une fois les événements vécus, expliqua Rigg. C’est quand tout est allé de travers que l’on sait qu’il faut se prévenir.
— Ce fut le cas, le contredit la voix.
— Qu’en savez-vous ? Seuls les voyageurs du temps le peuvent.
— Umbo a été prévenu de vous laisser partir seuls.
— Et il ne m’en a rien dit ? »
Qu’Umbo boude parce que Rigg prenait les devants, passait encore… mais là, il jouait avec le feu.
« Sa décision de prévenir tout le monde excepté vous et Miche indique qu’une catastrophe est survenue sur la première trace temporelle. Un mauvais concours de circonstances, sans doute.
— La catastrophe, c’est que la jalousie d’Umbo lui a fait perdre les pédales ! s’emporta Rigg. Il voulait gâcher la fête et a réussi son coup.
— Umbo souhaiterait-il qu’il arrive malheur à Miche ? souleva la voix.
— Il ignorait que… »
Rigg n’eut pas besoin d’aller au bout de sa pensée. Que savait précisément Umbo du futur, difficile à dire. Seule certitude, il en savait plus que lui.
« Seriez-vous en train de me conseiller de ne rien tenter pour libérer Miche de cette chose ?
— J’ignore ce qu’Umbo avait derrière la tête en revenant se prévenir.
— Et moi donc ! Tout le monde l’ignore. Je n’étais même pas au courant pour cet avertissement.
— Quand vous le croiserez, demandez-lui.
— Et qu’est-ce que je fais ici, d’abord ? J’étais censé désactiver le Mur pour que l’on puisse le retraverser sans avoir à le faire avant même son activation. Enfin, pour que Miche le puisse. Sauf que si Flaque le voit dans cet état, elle va me tuer. »
La voix resta silencieuse.
« Allez, quoi, un petit indice.
— Ce dilemme dépasse mes compétences. Nous pourvoyons des informations, pas des décisions.
— Alors informez-moi !
— À quel propos ?
— Il faudrait que j’en sache un peu plus pour pouvoir vous répondre !
— Exact, observa laconiquement la voix.
— Alors allez-y, dites-moi ce que je dois savoir !
— Je l’ignore », poursuivit la voix.
Rigg ne voyait pas d’issue à cette discussion de sourds.
« Dites-moi ce qu’il est en mon pouvoir de faire. Désactiver les Murs ?
— Si vous prenez le contrôle de tous les vaisseaux. »
Rigg extirpa de sa hanche la bourse de pierres.
— Tous en même temps ?
— Vous pouvez toujours essayer, proposa la voix. Sous réserve d’autorisation du protocole par l’ensemble de la flotte.
— Pourquoi me la refuser ?
— Vous n’avez aucune idée des conséquences, répliqua la voix. Abattre les Murs pourrait réduire à néant onze mille cent quatre-vingt-onze années d’évolutions couvées avec un soin presque maternel, si un groupe d’humains belliqueux, à la faim de conquête inassouvie, venait à pénétrer dans des entremurs aux populations plus vulnérables, pacifiques ou moins avancées technologiquement.
— Le Général Citoyen ne se ferait pas prier pour partir à la charge.