— On peut toujours l’enquiquiner en quittant l’entremur, proposa Rigg. Pour le priver des résultats de son expérience.
— C’est mieux que rien.
— En même temps, les sacrifiables communiquent tous entre eux et avec les vaisseaux. Il finira bien par nous retrouver.
— Ton père, je l’aimais bien, mais Vadesh… observa Umbo. Comment peut-il être aussi semblable et différent en même temps ? C’est une vraie ordure. Je l’ai senti dès le départ.
— Il faut croire que dix mille années de solitude l’auront changé, hasarda Rigg.
— Ou peut-être était-il différent dès le départ, ce qui explique la disparition des humains de cet entremur. Sa solitude, il ne la doit qu’à lui-même.
— Tu as probablement raison, estima Rigg. Où sont Param et Olivenko ?
— En haut. On l’attend ou on y va ?
— Qui, Vadesh ? Avec tous les raccourcis qu’il connaît, il doit déjà être arrivé. »
Rigg se retourna vers Miche. Le tavernier patientait sagement debout, le crocheface inerte sur le visage, des excroissances de chair enroulées autour du cou, infiltrées dans son nez, sous les vêtements et jusque dans la chair, au niveau du sternum.
« On monte, Miche. Tu nous accompagnes ? »
Aucune réponse. Rien.
Rigg se retourna et commença à grimper. Umbo lui emboîta le pas. Il gravit quelques marches, puis se retourna pour s’assurer que leur ami suivait.
Miche fit un premier pas hésitant, vacilla une seconde sur une jambe, se rétablit puis continua lentement à la suite de Rigg. Il ne semblait pas conscient de la présence d’Umbo. Le cordonnier en éprouva de la peine et du soulagement en même temps : au moins, il ne tenterait pas de l’attaquer. Son bras et son oreille ne s’en porteraient pas plus mal.
Umbo se laissa rattraper puis cala ses pas dans ceux de son ami. Le tavernier ne manifesta aucune objection. Encouragé par ce qu’il interpréta comme un premier signe de complicité, Umbo saisit de ses petits doigts l’énorme paume de Miche.
La poigne de l’adulte, d’abord molle, se raffermit peu à peu. Miche lui envoyait un nouveau signal. Une seconde trace de vie. Je suis là. Je te reconnais. Il n’en fallait pas plus à Umbo. Pour l’instant.
Car s’il venait plus tard à découvrir que la bête avait fait de lui sa marionnette, il le tuerait. Il était hors de question que cette créature profite de sa vie et pas lui.
Mais ils n’en étaient pas là.
Param n’avait jamais eu l’intention de fausser compagnie aux autres dans les faubourgs de la ville. Elle avait juste été prise de panique. Ce genre de crise se soldait invariablement par sa disparition et, cerise sur le gâteau, par la perte de son ouïe. Les autres ne la voyaient plus, mais elle n’entendait plus rien. Il fallait faire avec.
Avait-elle inconsciemment planifié cette échappée ? Pas qu’elle sache ; qu’aurait-elle fui ? D’autant que sa fâcheuse impulsion la mettait dans une situation délicate. Dans la maison de Flacommo, au moins, de bons petits plats l’attendaient à toute heure dans la chambre de Mère. Mais ici, seule, c’était la disette assurée.
Manque de chance, ses compagnons s’éloignaient déjà. Sans un regard en arrière… Quelle bande d’égoïstes !
D’accord, elle avait la dent un peu dure. Ils avaient sûrement attendu son retour pendant des heures. En fait, aucun n’avait semblé en colère ; juste un peu surpris au début. Rigg avait dû croire à un geste délibéré de sa part, par besoin de tranquillité. Il ne faisait que respecter sa décision.
L’impression laissée était tout de même celle d’un cruel abandon. Comme si elle ne méritait pas leur attente.
Certes, si elle avait fui délibérément, ils auraient pu attendre longtemps… Rigg et Olivenko en avaient déjà fait l’amère expérience. Leur départ était donc frappé au coin du bon sens – l’aurait été son retour dans leur espace-temps et un appel à l’aide. « Attendez-moi ! » par exemple.
Mais alors, il aurait fallu s’expliquer. Confesser, le rouge aux joues, que la moindre contrariété causait sa disparition incontrôlée. Pas très rassurant !
Pire : ils auraient pu n’exiger aucune explication, en signe d’absolution, comme on pardonne à un ivrogne ses écarts de langage ou à une vieille dame un vent incommodant en société.
Elle avait hésité longuement, pesant le pour, puis le contre, avant de décider qu’il était grand temps pour elle de décider… Ses tergiversations avaient fini par décider pour elle.
Comme toujours, elle avait laissé la frousse mener sa barque.
Et comme toujours, elle se trouvait horriblement nulle, d’autant plus nulle que, pas plus tard que la veille – si le terme « veille » avait encore un sens – elle avait bravé le danger en bondissant de ce rocher avec Umbo ! Mais la situation était-elle comparable ? La « veille », Umbo aurait payé de sa vie la moindre hésitation. Elle était responsable de lui. Comme il était simple de trouver les ressources pour sauver un ami ! Mais pour soi, toute velléité de bravoure paraissait égoïste, fausse, dangereuse, inutile. Alors qu’une bonne cachette…
Mais se cacher pour quoi, au juste ? Pour se retrouver seule à l’arrière ? Affamée, incapable de se nourrir ? Pour passer pour une mauviette incapable de se dépatouiller de la moindre complication ? Elle ne gagnerait jamais le respect de ces gens, et surtout pas de son frère. De respect, elle n’en manquait pourtant pas… c’était encore elle, la Sissaminka, non ?
Non, plus maintenant. Elle n’était plus rien aujourd’hui. Et les prendre de haut ne l’élevait pas plus. Chaque parcelle de son petit corps de femme élevée pour régner lui intimait pourtant de le faire. Umbo, le garçon, le fils d’artisan dont elle avait saisi la main, dont elle avait sauvé la vie et qui avait sauvé la sienne en retour, n’avait pas dû user beaucoup de culottes sur les bancs de l’école. Et maintenant, il croyait leur amitié acquise ? Et puis quoi, encore ? Mais pourtant, si elle devait compter un jour un ami dans sa vie, pourquoi pas lui ?
Param les perdit définitivement de vue. Il était temps d’agir. Elle sortit de son invisibilité et les fila en douce. L’écho de ses pas résonna contre la pierre à son entrée dans le musée ; elle se mit pieds nus. Le sol devint glissant ; elle redoubla de prudence. Arrivée à l’angle d’un couloir, elle s’arrêta, puis jeta un coup d’œil furtif. Ils étaient là.
Elle allait devoir se manifester, s’avancer au grand jour. Ils se tourneraient vers elle.
À cette pensée, elle disparut, non sans avoir pris soin de se maudire au passage pour cette nouvelle couardise. Le groupe discutait devant un escalier descendant. Vadesh s’y engagea le premier. Rigg et Miche suivirent. Umbo ferma la marche.
Seul Olivenko restait en retrait.
Olivenko, l’étudiant de son père. Un simple garde, oui, mais éduqué, attentionné, éloquent. Et respectueux de l’étiquette.
Param se laissa aspirer par le présent et enfila ses chaussures. Quelques pas sur la pierre suffirent à l’annoncer.
Le garde nota sa présence sans mot dire, immobile, l’œil alerte, feignant d’étudier l’une des colossales machineries. Elle savait qu’il l’attendait. Un tel homme ne pouvait rester insensible à ses besoins.
« Merci d’avoir attendu, commença la princesse d’une voix douce.
— Heureux de te revoir parmi nous, la salua Olivenko. Je m’inquiétais pour toi.
— Je m’inquiétais moi-même », répondit en écho la princesse.
Elle fut la première surprise de sa réponse ; en temps normal, l’embarras de la situation l’aurait incitée au silence. Mais face à Olivenko, en cet instant, elle fut prise d’un irrépressible besoin de confidence.