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Le plus agaçant pour Rigg restait le silence de Miche et surtout cette manie qu’avait Umbo de ne plus le lâcher, comme un chien d’aveugle. Miche avait cette chose sur les yeux mais il y voyait, et plus clair que beaucoup dans le groupe ! Dans les passages escarpés, ses doigts trouvaient toujours la bonne prise et, face à une branche traîtresse, il avait toujours le bon geste, une parade du bras ou une esquive réflexe. Malgré les apparences, Miche voyait et entendait tout. Mais il ne disait rien. Umbo faisait la conversation pour deux, en marmonnant des choses auxquelles Rigg préférait rester sourd. Les deux avaient partagé beaucoup de moments ensemble et ce n’était pas à lui de s’immiscer dans leur intimité. Surtout après avoir été la cause du malheur de Miche. Umbo ne lui en voulait pas, Dieu merci ! Rigg s’en voulait déjà suffisamment comme cela.

Les falaises à main gauche s’orientaient peu à peu à l’est, leur nouveau cap. Ils poursuivirent au pied de ces à-pics qui n’étaient pas sans rappeler à Rigg le Surplomb, cette chute vertigineuse née, elle aussi, du crash à pleine vitesse d’un vaisseau terrestre. Rigg se demanda si un tunnel menait de l’autre côté, identique à celui percé par Vadesh et sa colonie d’humains dans leur propre entremur. Pourquoi, songea Rigg, ne pas avoir questionné l’ordinateur à ce propos quand il en avait eu la possibilité ?

Pourquoi ne pas l’avoir interrogé sur l’existence de tunnels similaires dans les autres entremurs menant au cœur des montagnes en s’économisant de périlleuses ascensions ? Pourquoi avoir laissé tant de questions en suspens ?

Surtout celle de leur défense face aux Terriens, si ces derniers daignaient arriver un jour. Et si toutefois une défense s’imposait… Car pourquoi ne pas envisager des Terriens venus en sauveurs ? Émerveillés, pourquoi pas, par ces colonies dix fois millénaires ? Pourquoi ne pas imaginer des Terriens pacificateurs, unificateurs ? Pourquoi ne pas envisager les choses sous cet angle ?

Parce que tout portait à penser le contraire, sans doute. En onze mille années de vie sur le Jardin, la nature de l’Homme n’avait pas bougé d’un iota. L’entremur de Ram avait connu onze millénaires de guerres, d’empires à la gloire éphémère, de nations tuées dans l’œuf, de langues mort-nées. Celui de Vadesh ne s’en distinguait que par l’implication de crochefaces dans la destinée tragique de son peuple. L’entremur de Ram avait évité les exterminations totales de justesse, à plusieurs reprises. Si cent dix siècles sur le Jardin n’avaient pu effacer la haine et la cruauté de l’ADN humain, que dire de onze années sur Terre ? Les humains débarqueraient ici et, face à l’étranger, se sentiraient menacés. La peur, mère d’hostilité, se répandrait dans les cœurs. Et les Terriens disposaient de l’avantage technologique par rapport aux colonies du Jardin, délibérément maintenues dans l’ignorance par les sacrifiables.

Et nous, qu’avons-nous à leur opposer ? Nos mains jointes, pour un saut dans le passé. Avec ça, s’ils ne tremblent pas !

Rigg ne pouvait qu’espérer trouver dans les autres entremurs de quoi protéger les populations du Jardin. Mais là encore, si tel était le cas, comment les convaincre de l’imminence du danger ? Rigg avait déjà du mal à s’en persuader. Il faut dire qu’avec leurs mensonges à répétition les sacrifiables ne l’avaient pas beaucoup aidé. Pouvait-il prétendre se sentir menacé ? Pas vraiment. Et pourtant, il devait convaincre les entremurs de l’aider, de faire front face à une présupposée menace terrienne, et de lui réserver un accueil de nature à faire taire toute velléité de conquête et de destruction. Musclé, donc.

Et si, au creuset de l’un des entremurs, s’était dévoyée la nature humaine, au point de créer une bête bien plus féroce et belliqueuse que n’importe quelle espèce terrienne ? Comment réagirait Rigg ? En prenant soin de bien refermer le Mur derrière lui, pour commencer, s’il en avait le temps. Il était à craindre qu’une telle bestiole ne le devance sans mal, avant qu’il ait pu envoyer la moindre commande aux vaisseaux. Puis qu’elle s’empare des gemmes et sème le chaos dans le Jardin. Et alors oui, à ce moment-là, les Terriens seraient en droit de trembler.

Autre scénario possible : qu’un néant total l’attende de l’autre côté des Murs. Et que l’entremur de Ram s’avère le plus avancé en fin de compte, mais sans rien de plus sophistiqué à proposer qu’un basique jeu de bonneteau temporel.

Cette situation simplifierait les choses. Il suffirait aux trois voyageurs du temps de dissimuler leurs talents et de laisser les Terriens mener à bien leur mission initiale : sauver les peuples du Jardin. Non pas en les convoyant tous sur Terre – leur vaisseau afficherait vite complet – mais en exhumant leurs vieilles technologies. Les colonies ainsi éclairées salueraient l’arrivée de leurs visiteurs comme la venue du messie.

Ou du diable, songea Rigg. Qui les empêchera de nous conquérir, de nous asservir, comme avant eux les seigneurs sessamides et leurs hordes de guerriers fondant de leurs montagnes vers Aressa Sessamo et les plaines irriguées de la Stashik ? L’histoire de l’Homme s’écrit ainsi, inflexible, d’un tyran l’autre. Quelle différence pour les faibles ? Opprimés sous un régime, ils le restent sous le suivant.

Si tel est le cas, nous faisons fausse route, nous aussi, comprit soudain Rigg. Pourquoi poursuivre notre quête d’entremur en entremur ?

Parce que cette possibilité nous est offerte, se répondit-il à lui-même. Parce que, pour la première fois en onze mille cent quatre-vingt-onze années, des humains peuvent traverser les Murs et partir à la rencontre de leurs cousins éloignés. Et s’ils peuvent essayer, alors ils le doivent, sinon pourquoi vivre ?

Rigg nota soudain l’absence de Param. Il fit demi-tour et la trouva assise sur le bord du chemin.

« Je ne peux pas aller plus loin, annonça-t-elle.

— Faisons une pause, dans ce cas, annonça Rigg. Par contre, impossible de camper ici. Allons voir plus haut si le sol est meilleur. Tu t’en sens capable ?

— Non, ce que je voulais dire, clarifia Param, c’est “j’arrête tout”, pas “faisons une pause”. »

Rigg la regarda. Sa sœur n’avait pas l’air très en forme, en effet. Il l’avait rarement vue aussi débraillée. Elle avait besoin d’un bon bain et d’un sérieux coup de brosse sur les cheveux ; et sa tenue, d’une bonne grosse lessive. Mais après trois semaines sur la route, rien de plus normal.

« Tu veux rentrer à la maison ?

— Non ! insista Param. Je ne bouge plus. »

Rigg était perdu.

« Tu comptes rester plantée là jusqu’à la fin de tes jours ?

— Ce ne sera pas long.

— On s’est arrêtés pour boire et manger il y a quelques heures à peine. Tu en as déjà pour une petite semaine avant de mourir de soif. Ensuite, tu risques de t’évanouir et de rouler comme un tonneau jusqu’au bas de la pente. Donc techniquement, tu ne resteras pas plantée là.

— Elle a raison, lança Umbo qui les avait rejoints avec Miche. Où allons-nous exactement ? Est-ce encore loin ? En as-tu seulement la moindre idée ?