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— Tout ce que je sais, confia Rigg, c’est que nous n’y sommes pas encore. Mettons que cet escarpement soit bombé et ovale, comme je l’imagine, alors nous ne l’aurons contourné par le sud qu’une fois son axe orienté plein est. Alors seulement, on pourra viser la côte.

— Si le vaisseau nous a dit vrai, souleva Param.

— A dit vrai à Rigg, rectifia Umbo. Il ne nous a rien dit, à nous.

— Tu l’as entendu comme lui, soupira Param. Ne commence pas à jouer sur les mots, je t’en prie. Je ne vais pas plus loin, c’est tout. Je suis morte de fatigue. Toi qui pensais qu’un peu de sport me ferait du bien, tu as tout faux !

— C’est le cas, la contredit Rigg. Tu marches mieux chaque jour, plus loin, plus vite, en faisant moins de pauses. Tu t’es endurcie.

— Marcher des kilomètres et des kilomètres, monter, descendre, remonter, redescendre… geignit Param. C’est barbant à la fin ! On ne peut pas changer de décor ?

— Changer ? s’offusqua Rigg. Mais ouvre les yeux, le paysage évolue sans cesse ! Regarde les arbres, ce ne sont plus les mêmes depuis qu’on a pris de l’altitude. Depuis notre descente au sud, la végétation, les animaux, la saison, tout a changé !

— Ce n’est pas flagrant », maugréa Param.

Les gens de la ville étaient-ils donc tous aussi aveugles ?

« On avance, au moins, résuma Rigg. C’est déjà ça.

— On s’est enfui de la capitale à bord d’une diligence, rappela Param. Puis on a poursuivi en rase campagne à cheval. Mais on fuyait un danger. On ne craint rien ici ! Où va-t-on ? Dans quel but ?

— On en a déjà parlé. Je vous ai laissé le choix, en arrivant au Mur. Tu aurais dû…

— Mais je n’ai pas ! le coupa Param. Et maintenant je suis là. Qu’est-ce qui nous empêchait de te suivre à bord de ce chariot volant dans le tunnel et de nous enfuir avec le vaisseau ?

— Sans doute les millions de tonnes de roche sous lequel il est enfoui, suggéra Rigg. Pour commencer.

— Je suis conscient que tu fais de ton mieux, concéda Umbo. Et que, grâce à toi, nous n’avons manqué de rien, ni de nourriture ni de sécurité. Mais regarde-nous. Regarde Miche. Vois où ton obéissance aveugle à ces machines nous a menés. Pourquoi continuer à les écouter ?

— Bonne question, s’immisça Olivenko, revenu lui aussi à leur hauteur.

— Que faire d’autre ? déplora Rigg. Si on ne peut plus faire confiance aux vaisseaux provenant du berceau de la race humaine, alors…

— Des vaisseaux volant d’étoile en étoile ? le stoppa Param. Vous y croyez, vous ?

— Nous en avons vu un s’écraser de plein fouet sur le Jardin, rappela Rigg. Lors de notre traversée du Mur.

— Nous avons vu quelque chose, rectifia Olivenko. Le reste, ce sont les machines qui le disent.

— Tu as d’autres sources d’information ? Et s’ils disent vrai, alors nous sommes le seul espoir de la… des races humaines vivant sur le Jardin.

— Encore faut-il qu’il y en ait d’autres… insinua Param.

— Et pourquoi ton père aurait-il pris la peine de te former à agir dans un entremur que tu es justement censé quitter ? souleva Umbo.

— J’abandonne, conclut Rigg. Faites ce que vous voulez. Moi, je continue. »

Il se leva et poursuivit l’ascension.

« Je rêve ou tu nous plantes sur place ? s’écria Param.

— Libre à vous de me suivre, lança Rigg dans son dos tout en continuant à marcher. Ou de rester là à vous tourner les pouces !

— Il bluffe, risqua Umbo. Il sait qu’on ne peut se passer de lui.

— Il n’abandonnera pas Miche, paria Olivenko.

— Il ne m’abandonnera pas, moi ! » revendiqua Param.

Rigg ne ramollit pas pour autant la cadence. D’autant qu’après son bluff raté, dévoilé au grand jour par Umbo, il n’avait plus très envie de traîner dans les parages. Ils ne mourraient pas de faim ; Umbo et Olivenko pourvoiraient à la pitance, même avec deux poids morts comme Param et Miche. La moindre charité de sa part condamnerait l’expédition. Un excès de démocratie, et leur feuille de route changerait au moindre caprice de l’un ou de l’autre.

Rigg avait fait le choix de tracer sa route. À eux de faire le leur : le rattraper ou pas. Dans le premier cas, cette farce cesserait. Dans le second, Rigg pourrait souffler un bon coup, enfin déchargé du fardeau des responsabilités.

Personne ne le suivit. Personne ne l’appela. Et Rigg ne se retourna pas.

Sans personne à charge, Rigg prit conscience de l’inutilité des pauses et des campements tout confort, avec eau et bois à disposition. Il n’avait plus à chasser ou à piéger pour cinq. Le carré de viande mis de côté au petit déjeuner lui ferait la journée, et même la nuit – les traces des animaux guideraient ses pas dans l’obscurité.

Mais en accélérant la cadence, il était sûr de les perdre. Il était temps pour lui de décider s’il souhaitait définitivement décrocher le groupe.

Il était déjà trop loin pour qu’ils puissent espérer le rejoindre avant la tombée de la nuit, surtout s’ils avaient tergiversé avant de prendre leur décision. Pour les aider, il pouvait toujours lancer un énorme feu de camp, bien visible, poser ses pièges et repartir tard le lendemain matin. Une nuit dehors, dans le froid et seuls, leur remettrait les idées en place.

Mais au réveil, sa stratégie lui parut vaine. Le suivaient-ils ou pas ? Inutile de chercher leurs traces, ils étaient trop loin. Que fallait-il comprendre à leur absence ? Qu’ils ne venaient pas, qu’ils avançaient comme des escargots ? Il prit tout son temps pour écorcher les animaux piégés pendant la nuit, les cuire à petit feu, fumer leur chair. Toujours personne.

Je crois avoir ma réponse, songea-t-il. Il se sentit soudain triste et seul. Mais d’une étonnante sérénité à la fois. Fini les responsabilités.

Sa quiétude se retrouva vite ébranlée par un flot de questions. Et s’ils s’étaient perdus en essayant de le suivre ? On ne s’improvisait pas pisteur. Umbo était pourtant capable de maintenir un cap, il avait grandi en lisière d’une forêt et n’était pas idiot, non plus.

Miche les ralentissait à coup sûr. Et Param n’aidait sûrement pas. Quelle distance pouvaient-ils tenir ? Rigg avait conduit le cortège, avant leur différend, en multipliant les allers-retours entre la tête et la queue de l’expédition. Mais depuis son départ en solitaire, combien de kilomètres avaient-ils parcouru ? Et lui ? S’en sortaient-ils sans ses encouragements et ses indications ? Soit ils touchaient au but… soit ils erraient sans repères.

Lents ou perdus.

Ou de retour vers le Mur, le ventre vide.

Rigg prit soudain conscience que leurs vies valaient plus que sa petite personne. D’accord, ils s’étaient rebellés contre son autorité, mais cette autorité, il ne l’avait ni souhaitée ni demandée. Elle s’était imposée à la seule personne capable de survivre en pleine nature. Pourquoi tant de précipitation ? Le prochain entremur ne partirait pas sans eux. Et quelle bêtise de poursuivre seul… Comme s’il n’avait pas besoin des autres. Les dons d’Umbo et de Param pouvaient lui sauver la vie. Les muscles d’Olivenko aussi.

Et Miche ? Comment justifier ce lâche abandon ? L’excès de dévotion d’Umbo l’avait-il rendu jaloux à ce point ? Leur faisait-il payer d’être devenus si proches pendant sa captivité entre les murs de Flacommo ? Cela l’exemptait-il de ramener Miche, ou ce qu’il en restait, à Halte-de-Flaque ?

Rigg étouffa soigneusement le feu, rangea la viande séchée dans son sac et retourna sur ses pas.

Il marcha des heures sans croiser la moindre trace humaine. Ils ne l’avaient pas suivi.