Une journée à marche forcée couverte en quelques minutes à peine.
Quelques-unes de plus, et le spectacle commençait déjà à le lasser, comme le vol. Comme l’avait amusé un temps seulement la vélocité grisante de la carriole. Le temps d’une chair de poule où le poil retombait à peine hérissé.
Rigg s’efforça de s’intéresser aux petits oiseaux pour éviter les regards de ses compagnons.
Il lui faudrait bien se résoudre à les affronter. Il ne pouvait passer le reste du trajet à les fuir. Rigg se tourna finalement vers le pilote et lança une question anodine à la cantonade.
« Existe-t-il un oiseau capable d’atteindre cette vitesse dans les airs ?
— Le plus rapide à la surface du Jardin atteint les 60 km/h, hormis les faucons en plein piqué, indiqua le sacrifiable. Ce qui n’est pas un vol à mon sens, mais plutôt une dégringolade. »
Param haussa les sourcils et Umbo soupira en levant les yeux au ciel, l’air de dire « Merci Monsieur-je-sais-tout ».
Rigg repensa soudain à la nourriture dans son sac.
« Un peu de viande fumée, ça vous dit ? » proposa-t-il.
Ses compagnons échangèrent quelques regards gênés.
« L’aéronef est équipé d’un synthétiseur de nourriture, expliqua Vadesh. J’avais fait le plein avant de décoller, tout le monde a mangé à sa faim. »
Le terme « synthétiseur de nourriture » parlait de lui-même, mais la simple évocation d’un tel concept retourna l’estomac de Rigg. Le trappeur sortit une ration de gibier et l’enfourna dans sa bouche. Les autres détournèrent le regard en se pinçant presque le nez. Ils n’avaient pourtant pas craché dessus, ces derniers jours…
« Tu sais, observa Olivenko, si l’on y réfléchit bien, la nourriture, en soi, c’est un peu dégoûtant.
— Pourritures végétales, animales, matières fécales et autres décompositions organiques se mélangent dans le sol, récita Rigg comme face à son collège d’examinateurs, chez Flacommo. Et c’est cette bouillie nutritive dont les plantes tirent le nécessaire qui, combiné à l’action de l’eau, de l’air et de la lumière, donnera naissance à leurs feuilles, à leurs branches et à leurs fruits. Fruits que nous consommerons, nous et les animaux qui se retrouveront plus tard dans notre estomac.
— Un vrai régal, grimaça Param.
— Le synthétiseur de nourriture semble avoir oublié l’étape “plantes” pour passer directement à “fruits”, nota Umbo.
— Non, il saute juste la décomposition, rectifia Vadesh. Il extrait les nutriments des plantes pour produire la structure moléculaire requise, animale ou végétale.
— Toute la partie sympa, en gros, traduisit Umbo. Le travail aux champs. »
La conversation manquait un peu de sel mais eut le mérite d’atteindre son but : leur faire échanger quelques mots dans la bonne humeur en remettant leurs différends à plus tard.
Plus à l’aise pour les dévisager en toute quiétude, Rigg nota du nouveau chez l’un de leurs compagnons.
« Miche a retrouvé ses yeux ?
— Le crocheface s’affine sur sa cornée, confirma Olivenko. Si c’est encore la sienne.
— Il y voyait déjà les yeux bouchés, observa Umbo. Je ne l’ai pas vu faire un seul faux pas de toute notre marche, comme s’il savait toujours précisément où nous étions.
— Il a pu se repérer à l’ouïe ou à l’odorat, voire au toucher, en se basant sur les brassages d’air autour… suggéra Olivenko.
— Cette discussion sent le réchauffé, crut deviner Rigg.
— Ce dialogue de sourds, tu veux dire, grinça Param. Les deux débattent depuis hier sans même savoir de quoi ils parlent.
— Quand même, Miche fait moins peine à voir avec ses yeux, nota Rigg. Il a moins de peine aussi. À voir. Avec ses yeux. »
Le calembour ne remporta qu’un modeste gloussement et le sujet fut clos. Miche n’avait pas lâché Rigg du regard une seule seconde de toute la discussion.
L’aéronef se posa au sommet d’une large colline dont le tapis végétal, loin de se limiter à un modeste carré d’herbe, se déroulait vers l’est à perte de vue et s’ornait çà et là d’un bosquet ou d’une futaie, qui conféraient au tableau son échelle. Des nuages de poussière s’élevaient au loin, soulevés par les sabots de quelque horde animale. Le Mur ne faisait pas encore ressentir sa présence malgré sa proximité.
Une autre présence dérangeait Rigg : celle d’un comité d’accueil de l’autre côté du Mur.
« On a des admirateurs », annonça-t-il.
Tous descendirent à terre, le pilote compris. Ils stationnèrent debout à quelques mètres du véhicule, le regard porté vers le gros millier de personnes amassées à flanc de colline. Leur agitation était palpable même à cette distance. Certains sautaient, d’autres leur faisaient de grands signes de bras.
« Ils nous attendaient », observa Umbo.
Vadesh balaya leurs regards accusateurs d’un geste de la main on ne peut plus humain. Chez Père, cette main levée signifiait « requête rejetée ».
« Ce n’est pas mon genre, se défendit Vadesh.
— Je croyais que vous vous racontiez tout, entre sacrifiables.
— Disons que tout finit par se savoir, nuança Vadesh. Je ne cache pas être plutôt franc avec eux, en général, c’est vrai. Mais eux me cachent presque tout.
— Ces gens-là ne sont pas venus nous souhaiter la bienvenue par hasard, insista Olivenko.
— Ils attendent peut-être qu’on abatte le Mur pour se ruer de notre côté, hasarda Rigg.
— Alors faites, l’incita Vadesh. Cet entremur est un peu vide à mon goût.
— Il manque de cobayes pour vos expériences », traduisit Param.
Vadesh ne releva pas.
Rigg scruta la foule, non pas des yeux – qui à cette distance n’auraient distingué qu’une masse informe – mais de son sixième sens.
« Ils sont venus de partout, certains de très loin, leur apprit-il. À plusieurs journées de route d’ici.
— Cette traversée ne me dit trop rien… hésita Olivenko. Qui sait ce qu’ils nous réservent ?
— Ça sent le piège à plein nez, enchérit Umbo.
— Ils nous font signe, observa Param. Comme s’ils étaient venus saluer des amis.
— Il y en a même qui rigolent, ajouta Olivenko.
— Parce que vous les entendez à cette distance ? mit en doute Vadesh.
— Moi non, mais vous oui, répliqua Olivenko. Regardez leurs attitudes, l’expression de leurs corps. Ils sont heureux, ça se voit. Ils n’ont aucune intention hostile.
— Ou ils veulent nous le faire croire, soupçonna Umbo.
— Aucun danger », intervint Miche.
Tout le monde se tourna vers lui à l’unisson. Miche parlait pour la première fois depuis son « hybridation ».
« Pas d’armes, poursuivit le tavernier, le regard fouillant la foule au loin.
— C’est Miche qui parle ? s’exclama Umbo. Ou le crocheface ?
— Miche, confirma Rigg.
— Le crocheface n’aurait pas répondu autre chose », fit remarquer Param.
Le tavernier tendit le bras et posa une main affectueuse sur son parasite, comme une femme enceinte sur son petit ballon.
« Époux de Flaque, soldat, tavernier, c’est moi, déclina Miche. Mais oui, le masque se réjouit de me l’entendre dire. Il se dit heureux de ces paroles.
— Pourquoi n’avoir rien dit jusqu’ici ? s’enquit Umbo, pas encore convaincu.
— Rien à dire », synthétisa Miche.
Rigg éclata de rire.
« Pas de doute, c’est bien lui. Je reconnais son sens de l’humour. Si ce n’est pas Miche, l’imitation est parfaite. Je suppose que tu ne peux pas retirer cette chose ?