— Ce qu’il ne faut pas entendre… commenta ce dernier sur le ton de la blague – ou de la moquerie.
— Maîtriser son corps ne se fait pas du jour au lendemain, crois-moi, continua Miche. Freiner ses pulsions, agir avec raison, rien de tout cela n’est inné. Quand une peur injustifiée m’intimait de fuir le champ de bataille, je lui résistais et je me jetais dans la mêlée. Il n’y a toujours eu qu’un seul maître à bord de cette grande carcasse, moi ! Même depuis que j’ai cette chose sur le nez. Quand le bras de fer s’est engagé, j’ai lutté. Et j’ai gagné. Toi, tu es encore loin de cette maîtrise, tu n’as jamais connu cela. Alors ne viens pas me juger sur ma capacité à le faire ! »
Le pauvre Umbo resta K-O debout. Il ignorait que Miche le détestait à ce point.
« Ce n’est pas méchant, tempéra le tavernier. Juste la vérité. À ton âge, tu ne peux pas tout savoir. Et tu en sais moins qu’au mien. Donc plutôt que de me soupçonner, Umbo, pourquoi ne pas m’accepter tel que je suis aujourd’hui – et rester mon ami, si tu veux bien ?
— C’est ce que je pense, là ? les interrompit Olivenko en désignant du doigt les traces marronnasses sur le haut détrempé d’Umbo.
— Oui, c’est une chemise », répondit sèchement ce dernier.
Devait-il discuter de cela maintenant, devant Param ?
« Teintée à l’encre de rectum, ajouta Miche.
— Je veux la même, se moqua gentiment Rigg.
— Ils les distribuent au pied de cet arbre, va donc y faire un tour, grinça Umbo.
— Celui qui te l’a offerte n’était pas très content, on dirait. Tu l’as provoqué ou quoi ? s’interrogea Param.
— Celle, rectifia Miche tout en posant une main amicale sur l’épaule d’Umbo avant que la situation ne dégénère. Une femme nue. Pas très grande, un mètre à peine. Mais adulte à son apparence. »
Le geste du tavernier mit dans l’etouffoir toute velléité de riposte cinglante de son protégé. Mais Umbo tenait tout de même à répondre à la princesse.
« Une adulte qui n’a pas eu besoin de provocation pour me saluer avec son derrière. »
Param en resta là.
« D’autres se cachent non loin, signala Rigg. Ils nous ont donné cette chose à voir délibérément. Cet accueil sent la mise en scène à plein nez.
— Ça, pour sentir… commenta Umbo.
— Dans dix-sept jours, ils seront habillés, resitua Param. Mais ils ignorent que nous le savons. Ils essaient de nous faire croire que c’est un pays de sauvages quand, en fait, il est tout à fait civilisé.
— Bonne déduction, salua Rigg. À nous de découvrir pourquoi. Ils n’ont pas pu être prévenus de notre venue, Vadesh lui-même l’ignore encore. Impossible qu’il ait alerté leur sacrifiable.
— À moins qu’il dispose d’autres moyens de communication, suggéra Param.
— Je vais questionner notre hôte, décida Miche, si personne ne s’y oppose.
— Un regard sur toi, et elle va prendre ses jambes à son cou, ricana Umbo.
— Elle me regarde depuis tout à l’heure, commenta Miche.
— Elle n’est plus seule, indiqua Rigg. Quelqu’un l’a rejointe dans les branches par l’intérieur du tronc.
— L’intérieur ? s’étonna Olivenko.
— Les arbres sont creux ? ajouta Param.
— Regardez leur épaisseur, pointa Rigg. Tous les arbres de cette dimension ont des traces qui les parcourent de l’intérieur. Depuis plus d’un siècle.
— C’est un village d’arbres, déduisit Miche.
— De chênes, précisa Rigg. D’après leurs feuilles et leurs rameaux, en tout cas. Mais dans notre entremur, ces arbres n’atteignent pas cette taille.
— C’est qu’on les y a aidés, nota Olivenko.
— Ces yahous ? hasarda Miche.
— Ou leurs ancêtres, imagina Rigg, arrivés à un niveau de civilisation ultime, vivant dans une espèce d’âge d’or, d’abondance. Sans plus aucun effort à faire pour s’abriter ni se nourrir, leur descendance aurait connu le déclin et la dégénérescence, au point de finir dans les arbres à balancer leurs excréments sur les visiteurs.
— C’est peut-être ce qu’on essaie de nous faire croire, estima Param.
— Ça a marché avec moi, admit Rigg. La question est : faut-il marcher dans leur combine ?
— Pourquoi se faire plus idiots qu’ils ne le sont ? chercha à comprendre Umbo.
— Camouflage, hasarda Miche. Couverture. Mécanisme de défense. En se faisant passer pour des animaux, ils s’attendent à ce qu’on les évite.
— Leur petite stratégie m’a déjà coûté une chemise », enragea Umbo.
Sans transition, Miche s’élança vers le chêne. Umbo étala sa chemise au soleil et rattrapa son ami au petit trot.
« Tu n’as pas froid comme ça ? demanda le tavernier.
— Ça part mieux sur la peau, expliqua Umbo. Et si, j’ai un peu froid. Surtout après la suée que je me suis prise en frottant ma chemise. Mais je vais rassembler ce qu’il me reste de bravoure et de raison pour faire taire mon besoin vital de chaleur. Si mon ami l’ancien soldat et son blob sur la tête veulent bien de moi à leurs côtés dans leur noble combat.
— Content de voir à quelle vitesse tu grandis.
— Je suis bientôt mûr, ajouta Umbo. Par Silbom, quel bien fou ça fait !
— D’oublier un instant que la seule demoiselle du groupe n’a d’yeux que pour Olivenko ? »
Umbo sentit son cœur se serrer. Tant que personne n’avait abordé le sujet, le jeune cordonnier était parvenu à se convaincre que Param n’était pas plus câline avec le jeune garde-érudit qu’avec un autre.
« Elle est jeune – aussi jeune que toi, Umbo. Elle a vécu enfermée toute sa vie et, je crois qu’on tombera d’accord sur le terme, avec sa timbrée de mère pour seule compagnie.
— Encore plus timbrée que la scato dans son arbre. »
Blaguer sur le sujet était le meilleur moyen d’oublier les moqueries des autres.
« Alors laissons la princesse vivre son flirt d’adolescente avec un jeune éphèbe en uniforme.
— Jeune ? s’étrangla Umbo. Olivenko ?
— Comparé à moi, précisa Miche. Nous voici arrivés à l’arbre aux mille délices. »
Miche poussa l’audace jusqu’à se coller à l’écorce. Comme prévu, quelques branches remuèrent, s’écartèrent et une masse verdâtre s’en échappa, visant comme point de chute la calotte crânienne de Miche.
Qu’elle n’atteignit jamais. Le tavernier brandit son énorme patte dans les airs, saisit le paquet au vol et le renvoya aussi sec à son expéditeur – en livraison express – qui accusa réception d’un cri strident.
« De vraies usines à fiente, observa Umbo.
— Peut-être que leurs estomacs stockent un maximum et n’évacuent qu’à l’approche d’un intrus, imagina Miche.
— Ce qui fait de nous leurs laxatifs, en quelque sorte. »
Rigg et les autres s’approchèrent prudemment.
« Je les ai vus redescendre dans le tronc, annonça Rigg. Jusqu’aux racines. Je parie que c’est là qu’ils gardent leurs PP bien au chaud. »
Umbo connaissait ce jeu.
« Patates pourries ?
— Pommes de prout, répliqua Rigg.
— Projectiles putrides, relança Umbo.
— Pets poisseux, contra Rigg.
— Vous vous amusez bien, tous les deux ? s’impatienta Miche.
— Quoi, on est aux pièces ? rétorqua Rigg. On est sortis de l’entremur de Vadesh, alors profite ! Et le monde ne va pas s’arrêter de tourner parce qu’on balance des Petites Plaisanteries.