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Les Fils d’Odin tentèrent également, aux prémices de leurs expérimentations, de développer chez leurs congénères des talents « savants » : mémoire visuelle et auditive parfaites, résolution d’équation en un temps record, richesse verbale digne d’un dictionnaire, entre autres. Sauf que…

« Ce ne fut pas une réussite. Nous avons découvert qu’avec les attributs d’un savant venaient ses tares : absence totale de sociabilité et de créativité. C’était trop cher payé. Il fallut donc retrouver de l’harmonie entre créativité d’un côté et mémoire, sens de l’observation et capacité de raisonnement, à la fois abstrait et spatial, de l’autre. »

La réussite fut cette fois totale. Les cerveaux ainsi façonnés absorbaient tout comme des éponges : trois, cinq, dix disciplines d’un coup, quand ceux de la génération précédente saturaient à une ou deux à peine.

En moins de cinq cents ans dans le Jardin, les Enfants d’Odin créèrent des machines capables d’intercepter et de déchiffrer toutes les transmissions échangées entre sacrifiables et vaisseaux, qui n’eurent bientôt plus aucun secret pour eux. Ils fêtèrent leur premier millénaire en bidouillant le code des Murs pour que leurs champs ne se limitent plus seulement à exacerber les peurs humaines, mais libèrent également les cerveaux de leurs blocages linguistiques.

« La grammaire des grammaires, la clé de tous les mots, clama Père-Souris. Comme si, lorsque vous traversez le Mur, nous fredonnions à votre oreille une invitation à rêver dans toutes les langues.

— Sauf que personne ne le traverse à part nous, fit remarquer Param.

— Par “traversée du Mur”, nous entendons le fait d’entrer à un endroit et de sortir à un autre, clarifia Père-Souris. Vous êtes des pionniers dans sa traversée de part en part, mais des milliers de personnes y sont entrées avant d’en ressortir, et certaines se sont attardées à l’intérieur plus longtemps que vous ne pourriez l’imaginer.

— Mais dans quel but, si vous restez prisonnier de votre entremur ? s’interrogea Param. Quel intérêt à apprendre des langues que vous n’utiliserez jamais ?

— Vous n’avez pas écouté, Param, la tança Saute-Nuages. Ces concepts sont pourtant largement à votre portée. »

Param se replongea dans ses réflexions… puis rosit d’embarras.

« Celui qui traverse le Mur n’apprend pas de nouvelles langues. Il se voit offrir le Langage.

— Exactement ! la félicita Saute-Nuages.

— Rien compris, admit Miche.

— La capacité de l’homme à formuler des messages compréhensibles par d’autres, l’éclaira Rigg. La grammaire instinctive enfouie dans les tréfonds du cerveau humain. Le socle de toute langue. Père y avait fait allusion. Une énigme pour tous les chercheurs du monde.

— Notre entremur l’a résolue, plastronna fièrement Père-Souris. Moins de mille ans après notre arrivée ici, nous avons trouvé la clé. Il ne nous restait plus qu’à la tendre aux autres ; du moins, à ceux suffisamment téméraires pour endurer la souffrance du Mur le temps que le verrou saute dans leur cerveau.

— Nous voici à la rivière, annonça Saute-Nuages. Nous sommes censés être des yahous, il n’y a donc pas de ponts, seulement un chemin de pierres pour traverser à gué. Vous risquez d’avoir les pieds mouillés, mais rien de méchant. Quelques pas sur la pelouse de l’autre côté et ils seront secs. »

Elle et Père-Souris ouvrirent la voie après avoir ôté leurs chaussures. En quelques bonds sur des roches plates affleurant tantôt sous, tantôt sur la surface, et ils avaient traversé. Rigg, que des années de vie dans les bois avaient habitué à l’exercice, les suivit le premier. Umbo et Miche l’imitèrent, le pied tout aussi alerte. Seul Olivenko prit la peine de rester en retrait pour aider Param, que ce genre d’acrobaties et la perspective d’une mauvaise chute n’enchantaient guère. La main sûre du garde parvint à la convaincre ; en à peine deux fois le temps qu’il avait fallu à ses compagnons, elle atteignit l’autre berge.

Là, les bâtiments commençaient à prendre de la hauteur. La couche d’herbe sous leurs pieds semblait posée à même un sol parfaitement terrassé.

Des silhouettes de curieux avaient émergé des plus grands arbres en bordure de rivière. Ils saluèrent leurs visiteurs de signes de bras et d’avenants sourires, mais aucun n’osa ni se joindre à eux, ni leur adresser la parole. Père-Souris et Saute-Nuages semblaient les seuls autorisés à leur tenir compagnie. Param se demanda bien pourquoi.

Le groupe s’engagea dans les ruines en pente de la ville, tandis que les deux guides reprenaient le cours de leur récit.

La population avait explosé dans l’entremur d’Odin mais la nourriture poussait en abondance, grâce à des rendements maîtrisés. Les colons vivaient dans de splendides tours élancées pour exploiter au mieux la surface au sol, avec un nombre d’habitations minimal. L’entremur ne compta bientôt plus ses têtes pensantes, affairées à résoudre tous les problèmes scientifiques et technologiques imaginables – sans compter les artistes, écrivains, historiens et philosophes.

Mais alors que l’entremur vivait tranquillement son apogée culturel, un événement vint semer le trouble : l’arrivée d’un message en provenance de leur propre futur.

Les chroniques de leurs cinq prochains millénaires, gravées d’une écriture délicate sur de minces feuilles d’inox.

Ce Livre du Futur était sorti de nulle part, en plein colloque sur la téléportation. Un conférencier venait de quitter l’estrade, un autre s’apprêtait à prendre la suite quand soudain, sur le pupitre, apparut l’objet, iridescent, flambant neuf.

Lecture en fut faite à la demande générale. Son contenu avait été rédigé à l’intention des scientifiques assemblés, dans une variante légèrement maladroite de leur langue d’alors.

Les premières pages confirmaient les espoirs des chercheurs de pouvoir appliquer un jour à la pratique leurs théories sur le déplacement des objets à travers le temps et l’espace. Les Messagers, comme furent appelés plus tard les auteurs de ce livre, avaient choisi cette date précise pour transmettre leur présent, car les travaux dans ce domaine étaient à cette époque déjà bien avancés.

L’ouvrage décrivait ensuite dans les grandes lignes l’histoire de l’entremur d’Odin jusqu’à l’an zéro, puis les quatorze années suivantes.

Il mentionnait pour conclure la venue des premiers Terriens : les Éclaireurs. En chronologie terrienne, le vaisseau de Ram Odin n’avait effectué son saut que quatorze ans plus tôt. Quelle ne fut pas leur surprise en découvrant six milliards d’individus parqués dans un seul entremur.

Leur étonnement grimpa d’un cran lorsqu’ils apprirent que le vaisseau mère s’était dupliqué en dix-huit copies conformes, chacune à l’origine d’une colonie isolée des autres par des barrières électromagnétiques appelées Murs.

Une de leurs premières décisions fut de les désactiver, ce que personne sur le Jardin n’avait jamais réussi à faire. Ils firent ensuite ce qu’aucun Enfant d’Odin n’avait jamais réussi à faire : explorer les entremurs à la découverte des autres races humaines.

Puis ils rentrèrent chez eux.

Onze mois plus tard, en l’an quinze, dix-neuf vaisseaux vinrent assombrir le ciel au-dessus de l’entremur d’Odin. Ils pensèrent les Éclaireurs de retour, mais non : la Terre avait envoyé ses Nettoyeurs. Sans sommation, ces escadrons de la mort activèrent les systèmes d’attaque des orbiteurs satellisés autour du Jardin onze mille ans plus tôt. Toute vie animale et végétale disparut de sa surface pour la seconde fois de son existence.

Une nuée de drones fut ensuite envoyée pour empoisonner les eaux et l’air, et des machines laissées sur place s’assurèrent qu’aucune plante ne refleurisse avant deux siècles au moins.