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Les Messagers du Livre se cachèrent au fond d’une mine, où leurs réserves d’oxygène leur permirent de tenir le temps d’achever la gravure de l’ouvrage à plusieurs mains et à l’aide d’une machine. Ils avaient également emporté un téléporteur avec eux, qui se chargea de déposer le fruit de leur travail, à travers le temps et l’espace, dans les mains de ces scientifiques armés pour le comprendre.

C’est dans cette grotte que s’achevait l’histoire de Père-Souris et Saute-Nuages. Les promeneurs étaient arrivés au cœur de la ville, où parois et fenêtres habillaient encore des charpentes presque intactes, comparées aux carcasses vides des faubourgs. Des amas de terre et de poussière s’étaient formés au pied des murs orientés à l’est. De fines pelouses étaient venues les verdir. Ici et là avaient même poussé quelques arbres. L’ensemble gardait un aspect de vraie ville, mais sans âme qui vive. Et Param ne pouvait que s’ébahir, non pas face à la monumentalité des lieux, mais à la pensée du mode de vie de ses anciens habitants.

« Tous les magasins et commerces donnaient sur la rue, bien entendu, expliqua Père-Souris. Et tout le monde se déplaçait à pied. Les transports empruntaient des voies souterraines. Il y avait des parcs partout. Et les rues étaient couvertes d’herbe. Pas aussi haute que celle-ci. Une variété plus rase, douce à fouler, persistante.

— Pourtant, elle a fini par mourir, nota Olivenko.

— Des brumisateurs se chargeaient de son entretien quotidien, précisa Père-Souris. Cette prairie que vous voyez est montée en graine. Elle a atteint une telle taille malgré les saisons sèches que le gazon en dessous fut masqué du soleil. Il a dépéri en quelques années à peine.

— Je rêve ou on est en train de parler d’herbe ? intervint Param. Et si on parlait de gens, plutôt ?

— Les habitants vivaient, travaillaient et étudiaient dans ces bâtiments que des passerelles reliaient entre eux, indiqua Saute-Nuages. Vous n’avez jamais connu une telle densité de population, j’en suis conscient – mais nous, actuels habitants de l’entremur d’Odin, encore moins. Cela paraît tellement anonyme, de parler d’un million de gens. Tous avaient une vie, une famille, des projets, des problèmes. Chacun écrivait sa propre histoire, tissait son fil dans la toile de l’entremur.

— Mais le Livre du Futur les a tués, commenta Param.

— Non, vous n’y êtes pas. Il n’a fait qu’infléchir le cours de leurs existences, rectifia Saute-Nuages avant de se reprendre. De nos existences. Notre priorité a basculé du jour au lendemain du développement des sciences au sauvetage de la planète. Nous étions en tort, vous comprenez ? Ce que les Éclaireurs ont vu en nous, nous ne le saurons jamais. Mais pour décider, dès leur retour sur Terre, que le mieux était encore de nous exterminer, cela ne devait pas être joli.

— Donc vous avez passé les cinq mille années suivantes à vous préparer à l’affrontement, en déduisit Miche.

— Non ! s’écria Père-Souris, horrifié. C’était un combat perdu d’avance. Un combat de la surenchère. Si nous avions pris le dessus sur leurs vaisseaux, ils en auraient envoyé le double. Si nous leur avions opposé de meilleures armes, ils en auraient développé d’autres, plus puissantes. Notre seule issue aurait été de remonter dans le passé pour détruire la Terre. Un scénario auquel personne n’était et ne sera jamais préparé.

— Pourtant, les candidats à l’annihilation de la planète mère ne manquaient pas, les surprit Saute-Nuages. Mais c’était compter sans les vaisseaux et l’immunité de leurs programmes. Les sacrifiables nous avaient à l’œil. Dans la plupart des entremurs, ces machines avaient pour rôle d’encourager le changement, pour le bien du futur, pour rendre l’homme autonome. Ce n’était pas le cas dans le nôtre. Les Enfants d’Odin étaient gardés sous étroite surveillance, pour les empêcher le jour venu de faire une grosse bêtise, comme pirater les codes informatiques des vaisseaux.

— Ou développer des armes plus dévastatrices que les leurs, compléta Saute-Nuages. Tout chercheur qui lançait des recherches sur un attirail capable de prendre pour cible des objectifs au-delà des Murs ou dans l’espace était invariablement retrouvé raide mort, la tête sur ses croquis. Une fin expéditive, sans procès ni interrogatoire.

— Mais vous disiez avoir réussi à vous infiltrer dans leurs programmes… hésita Umbo.

— Nous avons accédé à la plupart en lecture, précisa Saute-Nuages. Les plus perméables ont pu être modifiés, comme ceux des champs. Mais nous ne pouvions les contrôler. Et certains nous ont envoyé un message clair : essayez de nous bidouiller et nos orbiteurs s’occuperont de vous.

— Donc vous étiez sans défense, comprit Miche.

— Ces systèmes n’avaient pas été configurés pour nous défendre de la race “humaine” – au sens de “terrienne”, ajouta l’homme.

— Mais les sacrifiables nous ont dit que leur tâche était d’assurer notre protection pendant notre établissement dans le Jardin, souligna Rigg.

— C’est en effet le cas aujourd’hui, confirma Père-Souris. Mais ces machines sont limitées par cette même programmation qui nous bloque, nous. Il fallait donc pousser les Éclaireurs à tirer d’autres conclusions sur notre compte. »

Les Enfants d’Odin pensèrent d’abord les Éclaireurs effrayés par la maturité de leur civilisation. Ils entreprirent donc de réduire leur population et de dissimuler leurs technologies les plus sophistiquées. Mais, douze ans plus tard, ils reçurent un nouveau livre.

Limité, cette fois, à une simple feuille recto verso. Une feuille d’or, et non plus d’inox. Le message aussi avait été simplifié : bravo pour vos initiatives, mais vous pouvez reprendre de zéro. L’issue n’avait pas changé.

Tout le monde se remit au travail. La natalité chuta de moitié, les recherches technologiques connurent un coup d’arrêt. La troisième édition du Livre du Futur arriva : ils avaient encore fait fausse route.

Alors ils persévérèrent en adoptant cette fois une stratégie radicalement opposée : en mettre plein la vue aux Éclaireurs pour les rendre jaloux de leurs technologies et avoir quelque chose à proposer en échange de leur survie.

Un nouvel échec, comme le confirma la quatrième livraison.

« Et il y en a eu neuf comme cela ! s’exclama Père-Souris. Nous avons reçu le dernier livre il y a trois mille ans, au moment où a été voté le “projet yahou”. L’idée nous est venue d’un livre ancien, Les Voyages de Gulliver. À la fin, le héros visite un pays dont les êtres les plus sensés descendent du cheval, et dont les plus proches physiquement de l’homme sont des créatures sauvages qui vivent dans les arbres, s’expriment par grognements et balancent leurs excréments sur les étrangers. Nous les avons pris pour modèles de nos générations futures et, depuis, nous attendons.

— Les pattes courtaudes nous viennent de là, nos pieds préhenseurs également. Nous avons essayé de nous rapprocher au plus près des anciens primates terrestres, expliqua Saute-Nuages. Et quand il ne resta de notre colonie que dix mille d’entre nous, intelligents, presque immortels mais aux silhouettes suffisamment simiesques pour passer pour des bêtes, nos exemplaires aïeuls se sacrifièrent pour nous. Ils se laissèrent mourir de faim pour nous permettre de survivre.

— Pourquoi ce sacrifice ? s’étonna Param. Vous ne saviez même pas si c’était votre entremur qui avait convaincu les Éclaireurs de raser le Jardin.

— Non, mais nous ne pouvions modifier que le nôtre, déclara, fataliste, Saute-Nuages.