— Sois plus précise, l’encouragea Père-Souris.
— Très bien, reprit Saute-Nuages. Nous ne pouvions modifier que le nôtre aussi radicalement. Il nous aurait été difficile d’en faire autant avec les autres. Mais nous avons tout de même procédé à certains ajustements chez nos voisins.
— Comment ? s’enquit Param.
— Comment cela, comment ? À quels ajustements ? Ou comment avons-nous réussi à procéder à des ajustements ? chercha à comprendre l’homme. Vous savez que nous pouvons envoyer des choses à reculons dans le temps en n’importe quel point du Jardin, comme cette pierre déposée sous les yeux d’Umbo par exemple. Eh bien, nous avons regroupé toutes les gemmes – initialement, chaque entremur ne possédait que sa propre pierre de commande – et les avons remises à Ramsac.
— Ramsac… hésita Rigg. Le sacrifiable qui m’a élevé ?
— Dans notre langue, indiqua Père-Souris, chaque sacrifiable est nommé d’après le fondateur de l’entremur, auquel nous ajoutons le suffixe “sac”, comme “sacrifiable” : Ramsac, Vadsac, Odsac.
— À ce propos, où se trouve votre sacrifiable ? interrogea Olivenko.
— Il vaque à ses occupations, éluda la femme. Vadsac est venu à votre rencontre car vous étiez ses premiers visiteurs depuis des millénaires. Mais si un inconnu débarquait dans l’entremur de Ram, pensez-vous que Ramsac se donnerait la peine de l’accueillir ? »
Ces digressions avaient le don d’agacer Param.
« Pourquoi avoir regroupé les pierres ? Et pourquoi ne pas les avoir utilisées vous-mêmes ?
— Impossible, résuma l’homme. Pour pouvoir contrôler un vaisseau, il faut d’abord traverser un Mur sans utiliser les pierres. Ce n’est qu’après que vous pouvez traverser librement les autres.
— Donc si nous n’avions eu que cette pierre… commença Param.
— Il vous aurait fallu d’abord rejoindre votre vaisseau. Et ensuite, vous n’auriez maîtrisé que votre moitié de Mur.
— Ce qui n’explique toujours pas votre décision de nous les remettre toutes, insista Param.
— Personne d’autre que vous ne possède de tels pouvoirs, confia Père-Souris avec un haussement d’épaules. À vrai dire, le vôtre nous échappe un peu, Param. Nous avons cru comprendre que Rigg s’était lié à une trace du passé pour traverser le Mur avant son activation.
— Mais dans ce cas, nous n’aurions pu acquérir le don des langues qu’il transmet, fit remarquer Umbo.
— Pour tout vous dire, si Umbo n’avait pas eu la brillante idée de nous ramener au présent alors que nous étions en plein dans le Mur, nous n’aurions jamais ressenti ses effets, glissa Olivenko.
— Je ne l’ai pas fait exprès.
— Ils allaient nous tuer ! le défendit Param.
— Je sais, merci », répliqua Olivenko en trahissant une certaine lassitude.
Param n’en revenait pas de s’être adressée à Olivenko sur ce ton. Mais de quel droit accusait-il Umbo ? Il n’était même pas là ! Certes, ce retour au présent les avait exposés à la torture du Mur – et plutôt deux fois qu’une, après leur aller-retour catastrophe pour tirer Rigg d’affaire. Mais de là à insinuer qu’Umbo devait en assumer seul la responsabilité…
« Personne n’accuse personne, tempéra Rigg. Il est évident qu’on nous cache une part de vérité, mais… »
Il balaya d’un signe de main un semblant de protestation des Enfants d’Odin.
« Vous en gardez un peu pour plus tard, c’est de bonne guerre, poursuivit-il. Et comme vous espérez de nous un geste, vous édulcorez votre récit en conséquence. Je ne critique pas : à votre place, je ferais pareil. J’attends juste de savoir ce que vous attendez en secret, et dans quelle mesure vous avez déjà infléchi le cours de nos actions à notre insu. »
D’une main levée, il coupa court à toute tentative d’objection de la part de ses interlocuteurs.
« N’y voyez là aucune critique. Pourrait-on enfin mettre de côté nos susceptibilités, tous autant que nous sommes ? À moins de nous laisser des notes, que nous n’aurions ni comprises ni crues, vous ne pouviez pas tout nous expliquer. Et merci pour les pierres. J’ignore d’où vous vient votre confiance à notre égard, mais j’espère que nous nous montrerons à la hauteur de vos attentes – quand bien même nous consentirions à y répondre, à tout le moins. »
Param ne se sentit pas peu fière du discours de son frère. Quelle éloquence… elle en était presque jalouse ! Et quelle conscience du pouvoir de ses mots sur l’assistance ! Le Jardinier – Ramsac – avait été fin pédagogue : il avait fait de Rigg un vrai meneur d’hommes, et un garçon capable d’appliquer à la lettre ses enseignements, avec zèle et sagesse. Notre Roi en la Tente, se prit-elle à rêver. Mais non, quelle pensée farfelue, la princesse héritière, c’était elle ! Mère m’a répudiée, a attenté à ma vie, et me voilà réduite à suivre mon cadet de frère, que je connais à peine, et à m’enticher d’un rat de bibliothèque reconverti en garde civile comme une ado rendue gaga par son premier flirt.
« Dans quelle mesure avons-nous déjà infléchi le cours de vos actions, répéta Saute-Nuages d’une voix blanche. Vous avez de quoi noter ?
— Oui, répondit Param du tac au tac.
— Et dans l’ordre initialement prévu, s’il vous plaît, exigea Rigg.
— Crachez le morceau ! » les pressa Umbo.
L’attitude des Enfants d’Odin avait changé du tout au tout. L’ambiance était devenue glaciale.
« Tout dépend de vous, temporisa Père-Souris. L’histoire des yahous… ce fut notre dernière tentative, mais elle a échoué.
— Vous nous mentez donc depuis le début, comprit Olivenko.
— Comme Rigg l’a laissé entendre, confirma la femme. Bon, voici comment les choses se sont réellement passées. Nous avons effectivement appris à téléporter des objets, mais minuscules, et vers des endroits et à des instants extrêmement précis. Plus spécifiquement, nous sommes parvenus à extraire l’information génétique d’un ovule fécondé avant son implantation dans la muqueuse utérine, pour l’altérer selon nos désirs avant de le réimplanter une microseconde plus tard. »
Les questions se bousculaient dans le cerveau de Param.
« Vous avez testé cela en pratique ?
— Oui, sur votre père, dans l’utérus de sa mère, confirma Père-Souris. Nous nous sommes assurés, par le biais de légères modifications, que votre mère se marie avec Knosso et lui fasse deux jolis enfants.
— Qu’avez-vous modifié dans ses gènes ? s’enquit Rigg.
— Nous savions ses deux parents déjà doués dans la manipulation du temps. Nous avons donc ajouté nos propres gènes aux siens, en espérant que la greffe prenne. Et elle a pris, en nous donnant un pisteur et une demoiselle plutôt habile dans le fractionnement temporel. »
Param regarda Rigg pour voir s’il était aussi dévasté qu’elle par la nouvelle. Le visage de son frère ne trahissait aucune émotion.
« Comment avez-vous osé ? se désola-t-elle d’une voix éteinte.
— Mon nom est aussi Sauve-le-Monde, rappela Saute-Nuages. À quoi fait-il référence, selon vous ?
— Quoi d’autre ? la pressa Rigg.
— Une certaine dague, intervint Père-Souris. Déposée au hasard très tôt dans le monde, pour qu’elle vive un peu, avant de la glisser à la ceinture d’un homme. L’objet extirpé de votre premier voyage dans le passé, avec Umbo.
— La dague… articula Umbo en portant machinalement une main à son fourreau. Mais pourquoi ?
— Il ne vous a pas échappé que sa poignée était incrustée de fidèles reproductions des gemmes de commande », poursuivit l’homme.