— Quoi que ce soit, c’est vivant. Et ça laisse une trace.
— Chaque fois que la bête se cogne ou se frotte la tête, ce truc grossit, observa Umbo. Il gagne du terrain. Le pauvre animal en a déjà un bout dans l’oreille.
— Bientôt deux s’il continue, ajouta Rigg. Plus il s’échine à s’en débarrasser, plus l’autre s’accroche.
— Quel habile stratagème de la nature, lança Olivenko dans leur dos. Chaque coup les rend plus forts : le voilà, le secret de leur survie.
— Les sentiments de peur et de répugnance doivent lui signaler les zones du cortex cérébral où s’arrimer pour prendre le contrôle, suggéra Rigg.
— Je vois que tu t’éclates, nota Param. Qu’est-ce que ça vous inspire, les autres ?
— Que Vadesh disait vrai à propos de ces bestioles ? hasarda Miche. Ça paraît évident.
— Qu’il nous tient, oui. Sans lui, on ne boit pas, conclut Param.
— Vous savez… Je me disais… pourquoi ne pas faire demi-tour en douce à travers le Mur ? On trouvera bien un moyen de rester en vie chez nous, proposa Umbo.
— Voyons voir : une terre contaminée par un parasite ou une autre, grouillant de soldats à nos trousses et de délateurs en puissance ? réfléchit Miche à haute voix tout en mimant avec les mains deux plateaux d’une même balance penchant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.
— Ils ne recherchent que moi et Param, rappela Rigg. Et vous, pourquoi ne retourneriez-vous pas là-bas ?
— En nous abandonnant ? paniqua Param.
— Ils nous coinceraient quand même, écarta Miche. Et nous tortureraient pour que l’on parle. Et comme la vérité ne leur plairait pas…
— Ce que je veux dire, c’est que vous n’avez aucune obligation de rester avec nous, ajouta Rigg. Je n’ai jamais dit que c’était moins risqué.
— Que peut-on faire pour ce pauvre animal ? » s’inquiéta Param.
Rigg lui lança un regard surpris.
« Faire ?
— Elle est aux abois, se désola Param.
— Elle a un parasite collé sur la tête qui ne demande qu’à entrer dans son cerveau.
— Mais elle est ici par notre faute ! plaida la princesse.
— Ce n’est pas faux, concéda son frère. Mais ce bon vieux barbailé vient de ce monde et si Vadesh a dit vrai – ce qui semble être le cas concernant ces crochefaces –, ces parasites aussi. Donc ce qui lui arrive par notre faute dans le présent aurait très bien pu lui arriver sans nous dans le passé.
— À un détail près : dans le passé, son monde était en sursis, fit observer Miche. Lui et ses cousins s’apprêtaient à souhaiter à la fois la bienvenue et adieu à nos aïeux. On l’a sauvé de l’extermination.
— Donc il devrait nous remercier, maintenant ? s’indigna la princesse.
— Écoute, si on lui avait donné le choix entre un parasite sur son crâne et la mort, qu’aurait-il choisi, selon toi ? répliqua Rigg.
— Le parasite a choisi pour lui », intervint Umbo.
Param acquiesça, la mine défaite.
« La vie, souffla-t-elle.
— Les animaux qui ne s’y accrochent pas coûte que coûte ne survivent pas assez longtemps pour procréer, intervint Olivenko. Personne ne souhaite mourir.
— Comment expliques-tu les suicides, dans ce cas ? intervint Miche.
— Je ne les explique pas.
— La mort de Père en était-elle un ? Un suicide déguisé ? » s’interrogea soudain Param.
Il fallut à Rigg quelques secondes pour comprendre que, bien que Param fût sa vraie sœur, elle n’évoquait pas Père – l’Homme en Or, le saint Voyageur, la machine appelée Ram, sans qui Rigg et Umbo n’auraient jamais su maîtriser le temps, mais leur père biologique, que Rigg n’avait jamais connu : Père Knosso, arrivé inconscient de l’autre côté du Mur à bord d’un bateau avant d’y périr noyé, entraîné dans les profondeurs marines par des créatures humanoïdes.
« Ce n’était pas un suicide, s’emporta Olivenko, ancien ami et assistant de Knosso pendant ses jeunes années de chercheur à la Grande Bibliothèque. Il ne s’attendait pas à mourir.
— C’est vrai, approuva Param. Mais il connaissait les risques et a joué sa vie à pile ou face, comme si rien d’autre n’avait d’importance ! Et surtout pas sa fille.
— Il t’aimait, le défendit Olivenko.
— Moins que ses lubies de traversée », bougonna Param.
Le barbailé avait cessé sa lutte face contre tronc pour suivre la discussion du regard, sembla-t-il à Rigg. En braquant sur chaque interlocuteur, non pas son seul œil épargné par le crocheface, mais les deux, comme s’il y voyait normalement.
La créature profita de l’accalmie retombée après les dernières paroles amères de Param pour tenter une charge molle sur Rigg.
« Rigg ! hurla Umbo.
— Il vient vers toi ! » le mit en garde Miche.
Rigg l’arrêta d’une main ouverte, que le barbailé se mit à renifler.
« Il ne me veut pas de mal, les rassura Rigg.
— Baisse la main ! lui ordonna Umbo. Tu veux que le crocheface te saute dessus ou quoi ?
— Ils ne s’accrochent que dans l’eau d’après Vadesh. Et une fois agrippés à… quelque chose, ils y restent. »
Rigg avait hésité entre « quelque chose » et « quelqu’un ».
« Alors ça y est, on croit cette machine sur parole, maintenant ? s’enquit Umbo.
— Il n’a pas menti sur les crochefaces, plaida Rigg. Sur le reste, cela reste à vérifier mais sur ces trucs, il a dit vrai. Il ne nous a ni suivis ni empêchés de partir. Et si sa seule “faute” était de nous avoir conduits à une source d’eau potable, finalement ?
— La suspicion a toujours été ma planche de salut, déclara Miche. L’instinct de survie… tu me suis ?
— Parfaitement, approuva Rigg. Mais à un moment donné, il faut savoir jouer son destin sur un coup de dés. »
Le barbailé continuait à fourrer son museau au creux de sa main.
« Il sent sa propre odeur, devina Rigg. C’est de cette main que je me suis accroché à lui pendant la traversée.
— Et il n’a aucune raison de se méfier d’une odeur humaine », fit remarquer Olivenko.
Le barbailé écrasa le crocheface contre les doigts de Rigg d’une brusque torsion de la tête. Rigg ôta sa main d’un coup sec.
« Fais gaffe ! paniqua Umbo. Ça va ? Tu ne sens rien de visqueux ?
— Tu as peur de quoi, que le crocheface me mette la main en cloque ? blagua Rigg.
— On ne sait pas comment ils se reproduisent. Et Vadesh a dit qu’ils… s’adaptaient.
— Et s’ils avaient l’épiderme couvert de bébés crocheface, hasarda Param, prêts à s’accrocher sur nous ?
— Ou sur un tronc d’arbre », compléta Olivenko.
Rigg réfléchit un instant.
« C’était un peu sec et rugueux au contact. Comme de la terre cuite brute. Mais je vous rassure, je n’ai rien sur la main. Bon, et si on allait faire la popote avant de se coucher ?
— Qu’est-ce qu’on fait de ce… ce… comment tu l’as appelé déjà, Rigg ? s’enquit Param.
— Barbailé. C’est ce que j’ai trouvé de mieux. On le laisse où il est, pourquoi ?
— Et s’il nous suit ? s’inquiéta Param.
— S’il te suit jusque dans ton lit, ne te colle pas trop, plaisanta Rigg. Il a la plume un peu drue.
— C’est tout ?
— Et que veux-tu que je fasse, que je le tue ?
— C’est bien ce que vous faisiez avec Père… enfin, Ram. Non ?
— On tuait les animaux pour leurs fourrures, rectifia Rigg. Qui voudrait d’un manteau taillé là-dedans ?