La seule vraie singularité résidait peut-être dans leur maîtrise d’eux-mêmes. Peut-être ressentaient-ils les mêmes impératifs que n’importe qui d’autre dans l’entremur de Ram, mais avec une pleine conscience des événements qui leur offrait d’agir ou non en conséquence. Rigg pouvait observer sur leur visage le processus décisionnel en cours, l’hésitation passagère, les instincts mis en laisse. Le tout sans aucun stress. Brider leurs émotions semblait aussi naturel chez eux que de boire, manger ou respirer ; signe, peut-être, d’un degré supérieur d’évolution. La réception des premiers Livres du Futur les avait incités à se repenser encore et encore, à réécrire, sans fin, leur histoire, à n’apprendre du passé que les leçons de leur futur échec. Cette fatalité avait fini par insuffler en eux l’acceptation calme de la défaite, la nécessité de réfléchir à long terme.
S’il voulait se faire une idée de ce qui avait pu pousser les Éclaireurs à vouloir la fin de ce peuple, il était temps pour Rigg de se plonger dans les Livres du Futur. Le corpus d’œuvres terrestres compilées jusque-là – sagas historiques, biographies, romans – lui paraissait totalement incohérent. Toutes prônaient la tolérance, le respect de l’autre, la nécessité de changer pour survivre et grandir.
Le projet de colonisation lui-même était né de la peur légitime de voir le seul dépositaire de la vie humaine, la Terre, disparaître du jour au lendemain. Le passage d’une météorite à un cheveu de la croûte terrestre avait sonné le clairon : l’humanité devait s’implanter sur de nouvelles planètes ou jouer son sort à pile ou face. Un autre argument avait pesé en faveur du projet : la possibilité de ne pas répéter sur l’astre choisi les erreurs commises sur Terre. Le berceau de l’humanité, surpeuplé et surpollué, menaçait d’imploser après des années de croissance aveugle. Le génome humain présentait tous les symptômes de la dégénérescence, tant dans le comportement que dans le physique de l’homme. Un bain de jouvence était prescrit d’urgence, si possible dans un nouveau monde. La survie de l’humanité en dépendait.
Ram Odin avait donc été détaché au commandement d’un vaisseau interstellaire, avec pour mission d’atteindre un système planétaire habitable aussi vite que possible, en traversant le temps et l’espace par un trou de ver. Dans l’éventualité d’un saut raté, équipage et pilote auraient été plongés dans un état de stase le temps que le vaisseau atteigne à vitesse normale son terminus, le bien nommé Jardin. L’idée étant d’y implanter la race humaine. Mission accomplie.
Les habitants de cette planète n’y étaient pour rien si le premier saut avait connu une anomalie temporelle qui avait propulsé les colons onze mille cent quatre-vingt-onze ans en arrière. Ce n’était pas non plus leur faute si, à la suite d’une seconde anomalie, la traversée du trou de ver s’était répétée dix-neuf fois, résultant dans la duplication du vaisseau mère en dix-neuf exemplaires identiques, passagers compris, tous à destination du Jardin. Comment expliquer le rejet par les Éclaireurs de leur propre philosophie, le déni de l’innocence des peuples du Jardin, nobles descendants d’une histoire plus riche que n’importe quelle autre sur Terre ?
Avant d’ouvrir son premier Livre du Futur, Rigg demanda aux souris de lui apporter la liste des emprunteurs précédents. Quelle ne fut pas sa surprise, et sa contrition, en la découvrant : il était le dernier à les avoir demandés. À son grand étonnement, le premier nom sur la liste était Miche.
Des mois durant, ils menèrent la vie studieuse à laquelle les Enfants d’Odin les avaient invités, s’instruisant industrieusement sur les Éclaireurs, les Terriens et leur propre monde, dans le but de comprendre les raisons sous-jacentes du génocide perpétré par les Nettoyeurs. Mais, arrivé au bout de sa troisième relecture aussi approfondie qu’infructueuse des Livres du Futur, Rigg décida de convoquer ses acolytes pour une réunion. Mieux valait tard que jamais.
Il les guida hors de la bibliothèque puis, arrivés aux abords de la ville, ils s’installèrent au sommet d’une colline. Devant eux s’étendait une plaine à perte de vue. Une horde d’éléphants s’affairait au loin à ravager un taillis de troncs secs. Miche leur raconta une petite anecdote amusante. Quelques jours plus tôt, il avait observé un éléphanteau s’usant le front à essayer d’abattre un arbre. Une vieille femelle s’était alors approchée, avait joué du popotin pour le pousser de là et cueilli le tronc aussi délicatement qu’une rose. Depuis son « parasitisme », le tavernier voyait des objets invisibles pour d’autres, et sans l’aide d’instrument optique, télescopes ou autres. Ce qui portait la question à l’ordre du jour.
« Miche a une meilleure vue que nous car il a fusionné avec une forme de vie originaire du Jardin, mais ayant subi de profondes mutations, commença Rigg. Cela peut-il expliquer la décision des Éclaireurs de détruire la planète, à votre avis ? »
Les débats s’ouvrirent par une digression de Param. Étant donné que les Éclaireurs n’avaient jamais croisé ni Miche ni son crocheface, elle ne voyait pas bien le rapport.
« Miche ou un autre, clarifia Olivenko. On sait par exemple que d’autres entremurs ont été modifiés du tout au tout, mais les Enfants d’Odin n’ont pas plus de détails à ce sujet. Ce n’est pas ce que Rigg demande. »
S’ils échouaient dans leur mission, Rigg savait qu’il lui faudrait mettre à exécution le plan B : explorer seul chaque entremur. Mais d’ici là, il avait le temps d’étudier le plus déterminant d’entre tous, le seul que les Éclaireurs visiteraient.
« La littérature terrestre regorge de condamnations à l’encontre des gens haineux, reprit Rigg. La haine de l’autre, de l’étranger, y est toujours montrée du doigt. On se félicite beaucoup, dans les ouvrages terrestres, d’avoir su laisser de si bas instincts derrière soi. Et quand un biographe ou un historien cloue une personne au pilori, c’est en l’accusant de discrimination sur la base de critères physiques, linguistiques ou culturels. Comment comprendre un tel revirement de situation ? »
Ce constat déclencha chez Miche un fou rire.
« Rigg, tu es si jeune. Qu’en aurait pensé ton père ? » Et d’ajouter en se tournant vers Olivenko, déjà furieux que l’on puisse parler ainsi de Knosso : « Son père Ramsac, le sacrifiable qui l’a élevé. »
Rigg soupira.
« Je vois où tu veux en venir. Le simple fait qu’ils condamnent si violemment la xénophobie prouve qu’ils n’ont pas su régler le problème.
— Une vertu utopique, ajouta Olivenko.
— Comprendra qui voudra, marmonna Umbo.
— Toi, ne te fais pas plus idiot que tu ne l’es, le tança Param. Avec ce que tu as lu à la bibliothèque, tu dois connaître les vaisseaux jusqu’à la moindre vis.
— Ce n’est pas parce que je lis que je comprends, se défendit Umbo. Je connais juste la fonction et l’emplacement des différents composants, pas leur fonctionnement exact. Et vu que les Éclaireurs ont probablement tout changé, je doute que mes lectures aient servi à grand-chose.
— Alors, dis que tu as perdu ton temps, ajouta Param, mais pas que tu ne comprends pas “vertu utopique”.
— C’est une vertu que l’on ne possédera jamais, soupira Umbo. Je comprends, mais je trouve aussi absurde de philosopher quand on n’est pas philosophe.
— En parlant d’absurdité… l’arrêta Rigg. Ne trouvez-vous pas encore plus absurde que des gens qui reconnaissent avoir un sérieux problème avec la xénophobie puissent venir ici, être témoins de notre étrangeté – mais aussi de la richesse de civilisations vieilles de onze millénaires – et décider qu’ils nous haïssent et nous craignent tellement que la meilleure décision à prendre est encore de nous supprimer ?