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— Une paire de gants, lança Miche. Pour Flaque. Une petite caresse avec un truc pareil au premier soiffard qui l’ouvre et après, je te dis qu’on entendra les mouches voler dans la taverne. »

Ils partirent dresser le camp seuls, en laissant le barbailé derrière. La créature d’un autre temps ne tarda pas à les rejoindre. Les provisions de vivres étaient maigres mais suffisantes pour leurs appétits muselés par les privations de la cavale. Rigg tendit une ration à l’animal… qui la renifla et passa son chemin.

« Son cerveau a dû la juger toxique à l’odeur, en déduisit Rigg.

— Moi, c’est plutôt le goût qui interpelle le mien, commenta Olivenko.

— En parlant de goût, je me demande bien à quoi ressemble un ragoût de barbailé, saliva Miche. Je l’inviterais bien à grimper dans une marmite, moi…

— Je doute de la capacité de nos organismes à en tirer quoi que ce soit, observa Rigg, si nos intestins ne lâchent pas à la première bouchée.

— Très fin, observa Param. Je vous rappelle qu’on mange.

— Oh là, là, quelle mijaurée », la taquina Rigg en lui lançant un grand sourire.

Sa sœur leva les yeux au ciel.

« Et pourquoi ne serait-il pas comestible ? s’enquit Umbo.

— Lors de mon évaluation par les savants d’Aressa Sessamo chargés d’autoriser mon accès à la bibliothèque, développa Rigg, l’un d’eux m’expliqua inventorier, d’un côté, la faune et la flore introduites dans ce monde par nos ancêtres – en gros, celles que nous connaissons –, et de l’autre, les espèces natives de ce monde, une minorité. Il s’est avéré que Père et moi avions déjà identifié chacune d’entre elles comme impropres à notre consommation. Même les charognards s’y attaquent avec prudence. Comme s’il existait deux chaînes alimentaires entremêlées. Père parlait de “toxicité douce” et mon petit doigt me dit qu’il en connaissait un morceau sur le sujet.

— Alors peut-être que ce parasite est inoffensif sur nous, avança Olivenko.

— Pas d’après Vadesh, rappela Rigg.

— Et pourtant, tu l’as touché, frissonna Param.

— Demain, on ira faire un saut dans le passé, proposa Rigg. Mais dans l’immédiat, je propose une bonne nuit de sommeil. Entre une traversée de Mur, quelques coups de sabre esquivés et un holocauste évité, je crois qu’on l’a bien méritée. »

Mais une fois les restes du dîner nettoyés, les couchages préparés et les corps calés pour la nuit, sous le regard bienveillant de Miche pour le premier quart, Rigg ne put trouver le sommeil. Car cette trace de crocheface qu’il savait désormais identifier, il la retrouvait sur chaque humain ayant quitté la ville dix mille ans plus tôt. Vadesh avait dit vrai : la population de cet entremur avait été contaminée.

Et plus Rigg en exhumait du passé, plus claire se faisait l’histoire de l’entremur. Les crochefaces étaient apparus en poches isolées, hors de la ville, puis s’étaient mêlés aux humains avant de déferler sur la ville, vague après vague, comme en temps de guerre.

Soudain, sans transition, à cinq siècles de la désertion de la ville, tous les crochefaces apparaissaient dans la ville et les humains non contaminés dehors.

La conclusion coulait de source : au mitan de l’histoire humaine dans la ville, les crochefaces avaient pris possession des lieux en chassant hors de ses murs tous les organismes non hybrides.

Les ouvrages les plus spectaculaires avaient été bâtis après, à la suite de ce putsch animal. Rigg le déduisit aisément à la nature des traces qui gravissaient les tours de l’intérieur : des traces relativement récentes, d’êtres habités par la chose.

Des joyaux architecturaux nés de cerveaux parasités.

Cette information jetait un sérieux doute sur la transparence de Vadesh. Le sacrifiable jouait double jeu. Peut-être avait-il trouvé une faille logique dans les ordres de Rigg ? Ou peut-être n’existait-il simplement aucune loi fondamentale l’obligeant à une obéissance aveugle envers les premiers humains à traverser le Mur.

La fatigue l’emporta. Rigg sombra.

Chapitre 3

Insomnies

Umbo avait flairé le danger dès l’apparition de Vadesh de ce côté-ci du Mur. La stupidité de leur traversée ne faisait à présent plus aucun doute. À l’époque, elle était encore excusable – cas de force majeure ! Mais des choix, ils en avaient eu. Celui de venir fouiner à la frontière de l’entremur les avait juste condamnés à la traverser… Ils s’étaient mis dans l’impasse tout seuls.

Enfin, tout seuls… surtout à cause de Rigg, le moteur dans cette affaire ! Comme si le fils de Knosso avait été pris du besoin subit de reproduire l’expérience fatale de son père biologique, mais par voie terrestre.

Toujours est-il que le jour de leur évasion d’Aressa Sessamo, et malgré la chasse prévisible du Général Citoyen et d’Hagia Sessamin, la mère des deux héritiers sessamides, Rigg avait foncé bille en tête vers le Mur sans laisser d’autre choix que de passer de l’autre côté.

Une stratégie de fuite discutable. Pourquoi ne pas se fondre dans la foule chacun de son côté, par exemple ? Rigg était le plus fin limier de l’entremur. Une fois évanouis dans la nature, personne n’aurait retrouvé leur trace. Et pourtant, chaque proposition autre que la sienne était systématiquement balayée par Rigg d’un argument imparable : à long terme, ils se feraient prendre ; cet entremur n’était plus sûr. Pourtant, d’autres qu’eux avaient réussi à se faire oublier. Pourquoi diable le groupe entier s’en était-il remis aux seules décisions de Rigg ? Pourquoi lui, Umbo, n’avait-il pas joué les frondeurs ?

Non pas que Rigg ait imposé sa loi. Il les avait juste baratinés avec son Mur à tout bout de champ, en le vendant comme le « choix de la raison ». Les autres avaient fini par voter pour les yeux fermés.

Même une fois arrivés aux limites de l’entremur, tout avait penché en faveur d’un demi-tour. Mais, à nouveau, ce fut la traversée, décidée par Rigg, qui l’avait emporté.

Qui l’avait bombardé chef du groupe ? Pourquoi se comportaient-ils comme ses subordonnés ?

Vadesh le premier. À peine croisé, il prêtait déjà serment d’allégeance à Rigg. Mais les autres aussi avaient franchi le Mur. Umbo et Param en tête, soit dit en passant. Sans compter qu’Umbo avait tout de même assuré le gros du spectacle. Il avait plongé Rigg, Miche et Olivenko dans le passé à cette époque déterminée par Rigg par la présence du barbailé. Puis, une fois leurs compagnons à un jet de pierre de leur but, Param avait pris la main d’Umbo et ils s’étaient tous deux envolés de leur promontoire rocheux tout en suspendant le temps comme seule elle savait le faire. Puis, à nouveau, Umbo les avait projetés en arrière, Param et lui, quelques semaines avant que les autres ne traversent. Voilà comment eux, Umbo et Param, avaient devancé tout le monde.

Si la traversée n’était pas l’œuvre d’Umbo avec tout cela… Bien sûr, Rigg avait la capacité d’aller encore plus loin dans le passé. Oui, Rigg affinait la datation du saut, en l’ancrant sur une trace précise. Et Param hachait le temps. Il ne niait pas leurs dons, loin de là. Il souhaitait juste rétablir une vérité : sans lui, pas de voyage dans le temps, point final !

Donc pourquoi tant d’indifférence de la part de Vadesh ? Pourquoi le titre de « vrai voyageur du temps » à Rigg, l’élève privilégié, et non à Umbo, l’autodidacte besogneux ? Pourquoi continuer à lui nier ses talents uniques ?

Dès le départ, le jeune cordonnier avait endossé le rôle du suppliant. Par pitié, Rigg, emmène-moi ! Le souvenir de cette quasi-mendicité fit frissonner Umbo de dégoût et de colère. Tous deux n’avaient eu d’autre choix que de fuir Gué-de-la-Chute, alors pourquoi ce comportement de vassal ?