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Parce que Rigg descendait de la lignée des princes sessamides ? Impossible : ni lui ni Umbo ne le savaient avant leur arrestation à O. En outre, les Sessamides avaient été déchus du pouvoir par le Conseil révolutionnaire du Peuple et s’ils y étaient restés, Rigg n’aurait pas fait de vieux os. La grand-mère de la reine Hagia avait ordonné par décret la mort de tous les héritiers mâles à leur naissance.

Comment donc expliquer le tour de passe-passe de Rigg, qui avait fini par les conduire dans cet endroit maudit en entérinant seul ses propres décisions ?

Question de logique, songea Umbo. Rigg préside à nos destinées car Ram, l’Homme en Or, le Voyageur, notre copie de Vadesh, l’a élevé dans ce but.

Ram avait bien dispensé quelques conseils à Umbo, le temps pour le jeune homme de maîtriser son don et, grimé en jardinier, il avait formé Param dans le secret des parcs royaux d’Aressa Sessamo. Mais il avait éduqué Rigg dès son plus jeune âge, lui inculquant nuit et jour les préceptes de la souveraineté. Rigg et consorts n’étaient que de simples figurants dans le scénario de Ram.

Et ce scénario avait voulu qu’ils croisent la route de Vadesh, son frère jumeau, menteur patenté doublé d’une belle canaille. Ils ne pouvaient même pas boire sans son aide, au risque de se retrouver ad vitam aeternam avec un parasite accroché à leur tête. Ils avaient remis leur vie entre les mains d’une machine humanoïde, dont la morphologie même constituait une tromperie délibérée sur sa propre nature. Les premiers humains ont créé ces machines indestructibles et nous voici sous leur joug, tout cela parce qu’ils savent tout et nous rien.

Et maintenant, Umbo gisait là, sous le couvert des arbres, non loin des ruines d’une cité fantôme, le regard braqué vers le Grand Anneau, tout là-haut dans le ciel, en proie à ce même ressentiment larvé que celui apparu dès leurs premiers pas dans cet entremur. Enfin, « même », pas tout à fait. Sa cible avait changé. Le jeune cordonnier avait au moins l’honnêteté de le reconnaître : le ressentiment qui l’habitait visait désormais Ram et Vadesh. Mais finalement, qu’avaient-ils à voir là-dedans ? Fallait-il seulement chercher un coupable à son malaise ?

Je suis en colère, amer et désespéré, mais Rigg ne mérite pas cela et Ram et Vadesh ne sont rien d’autre que des boucs émissaires et…

Umbo roula de côté et observa ses compagnons assoupis. Que reprocher à Miche ? Sa générosité, son dévouement ? Lui, au moins, avait pris Umbo sous son aile et répondu présent dans les moments difficiles.

Olivenko ? C’était l’inconnu du bataillon. Seul Rigg le connaissait. Et il semblait l’apprécier parce qu’il avait été témoin de la mort de Knosso. Olivenko n’avait jamais joué les tire-au-flanc ni discuté les décisions du groupe – de Rigg, donc –, alors pourquoi lui en vouloir ?

Que dire de Rigg ? Umbo le considérait comme un ami véritable et si les autres s’inclinaient devant lui, ce n’était pas un hasard. Ram l’avait préparé à tout, en théorie comme en pratique.

Param était l’exact contraire de son frère. De la même lignée que Rigg – une évidence à leur ressemblance trait pour trait –, elle avait passé tant d’heures dans sa dimension au ralenti qu’à la voir allongée là, cette nuit, à l’abri de l’imposante charpente du tavernier, elle paraissait la cadette de sa fratrie quand, en fait, Rigg lui rendait deux ans. Mais ce paradoxe s’expliquait : dans son univers à la chronologie découpée, une seconde équivalait à trois ou quatre secondes au moins dans le monde réel.

Elle est même plus jeune que moi, songea Umbo.

À cette pensée, il sentit enfler en lui une vague de colère et de désespoir et… de désir si ardent qu’il se mordit la main pour contenir une irrépressible envie de crier son amour sur tous les toits… ce qui aurait été plutôt malvenu.

Par tous les saints ! frissonna-t-il. Ma première princesse, et j’en tombe amoureux.

Voilà donc ce que les gens appellent amour, songea-t-il tout en tentant de passer son trop-plein d’émotions au crible de la raison. Cet affreux… ce puissant maléfice, c’est lui qui a poussé Mère dans les bras de mon misérable tyran de père. Dans les contes, combien de héros sans cervelle se rendent coupables d’actes aussi héroïques que stupides par amour ?

Et surtout, de combien, moi, vais-je me rendre coupable pour la même raison ?

Les émois d’Umbo s’expliquaient enfin. Rigg prenait l’initiative à chaque décision, c’était un fait, mais la principale cause de jalousie d’Umbo venait surtout du comportement de Param à l’égard de son frère, de son attitude complice et désinvolte. Ils avaient vécu sous le même toit pendant des mois, étaient frère et sœur et avaient planifié leur évasion ensemble, l’un et l’autre s’étaient sauvé la vie et…

Et moi aussi, je lui ai sauvé la vie ! Et elle a sauvé la mienne !

Oui, une toute petite fois : lors du saut du rocher. Elle avait pris Umbo par la main, l’avait aidé à se relever et d’un pas, ils s’étaient élancés dans le vide. Plus tard, ils avaient franchi le Mur, toujours main dans la main…

Il sentait encore la douce chaleur de la paume de Param au creux de la sienne. Ou du moins un frisson, à ce souvenir.

Mathématiquement, elle a deux ans de plus que Rigg et moi, mais dans les faits, nous avons tous plus ou moins le même âge. Quant à son sang royal, parlons-en. La reine mère a tout fait pour la supprimer ! Si ça ne s’appelle pas renier sa fille… Elle fait partie du commun des mortels maintenant, comme moi. Tout reste jouable.

Roturière par force de loi, mais fille de monarque dans les veines.

Je dois vraiment passer pour un queuneu de première à ses yeux, un bouseux pas très fute-fute, alors qu’elle et Rigg se comprennent, avec leur langage de la haute. Il a habité chez elle, il s’est assis à sa table et il maîtrise les règles de la bienséance. Tandis que moi, je l’ai accompagnée le temps d’une traversée et lui ai allumé quelques feux de camp, comme une bonne à tout faire. Comme si j’étais le larbin de Rigg. Et pas dans la catégorie majordome incollable sur les bonnes manières, non, plutôt laquais corvéable à merci, recruté pour les besoins du voyage entre Aressa Sessamo et le Mur.

Suffit, se tança Umbo. Rien ne sert d’en vouloir au monde entier. L’amour t’aveugle et, comme te l’a si bien expliqué un jour le Voyageur, te pousse à écarter tous tes rivaux dans ta quête amoureuse. Rigg n’est pas à proprement parler un rival – il est son frère, pas un soupirant. Mais il a ses faveurs. Elle se livre à lui en aparté, lui confie ses petits secrets, toutes ces choses que tu aimerais tant partager avec elle. Seul.

Param le méprisait, lui. Comment pouvait-il en être autrement ? Même avec la meilleure volonté du monde, il ne la ferait jamais sienne. Cette pensée le mettait hors de lui. En même temps, il avait bien conscience de l’ineptie de ses propres supputations. Qu’était-il, devin ? Tous deux étaient si jeunes, qu’attendait-il au juste de leur relation ?

Tu deviens fou, frissonna-t-il. Chasse cette obsession, maintenant qu’elle a le visage de Param.