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— S’ils viennent, nous combattrons.

Il se fit une pause. Pour une fois, Agat ne fixa personne de son regard sombre, mais garda les yeux baissés comme un être humain.

— On dit que les Hors Venus ont des dons étranges, dit Ukwet d’un ton narquois, se sentant le vent en poupe. J’ignore ce qu’il en est, car je suis né sur les glèbes d’été et je n’ai jamais vu de Hors Venus avant cette phase lunaire, à plus forte raison jamais mangé à la même table qu’un Hors Venu. Mais si ce sont des sorciers et s’ils ont de tels pouvoirs, pourquoi auraient-ils besoin de notre aide contre les Gaal ?

— Je ne t’entends pas ! dit Wold d’une voix de tonnerre, le visage empourpré, les larmes aux yeux. Ukwet se voila la face. Exaspéré par cette insolence envers un hôte et sous sa propre tente, comme aussi par son propre état de désarroi et d’indécision qui l’amenait à combattre l’un et l’autre parti tour à tour, Wold respirait péniblement et foudroyait des yeux le jeune homme, qui ne savait où se fourrer.

— Je parle, dit enfin Wold d’une voix sonore et grave qui n’était plus la voix rauque d’un vieillard. Je parle : écoutez ! Des courriers remonteront la piste côtière à la rencontre de la Sudaison. À deux jours d’intervalle, des guerriers les suivront mais sans franchir la frontière de notre Terre – tous les hommes nés entre la mi-printemps et la Jachère d’été. Si les Gaal arrivent en force, ces guerriers les détourneront vers l’est en direction des montagnes ; et, sinon, ils regagneront Tévar.

Oumaksuman laissa éclater une joie hilare et dit :

— Vous êtes notre seul chef, Grand Ancien.

Wold grogna, rota et rentra dans sa coquille :

— Mais c’est toi qui commanderas l’expédition, dit-il à Oumaksuman d’un ton glacial.

Agat n’avait rien dit depuis un bon moment.

— Nous pouvons, affirma-t-il, vous envoyer trois cent cinquante hommes. Nous suivrons la vieille route du littoral et ferons notre jonction avec vos hommes à la limite de l’Askatévar.

Il se leva et tendit la main. Wold ne répondit pas à ce geste parce qu’il lui en coûtait de s’être ainsi engagé et qu’il était encore tout secoué par l’émotion. Oumaksuman bondit, prompt comme l’éclair, et posa sa main sur celle du Hors Venu. Ils se firent face un moment à la lueur du feu, tels le jour et la nuit. Agat sombre et ténébreux, Oumaksuman clair et radieux.

La décision était prise et Wold savait qu’il pouvait l’imposer aux autres Anciens. Il savait aussi que c’était sa dernière décision. Il donnait à ses hommes l’ordre de faire la guerre ; mais le chef des guerriers, ce serait Oumaksuman, qui, à son retour, serait ainsi reconnu comme le chef le plus puissant parmi les hommes d’Askatévar. Wold venait de signer son abdication. Oumaksuman serait le nouveau et jeune maître de cette Terre. C’est lui qui fermerait le cercle des batteurs de pierres, qui prendrait la tête des chasseurs en hiver, des coups de main en été, des grandes errances au fil des longs jours d’été. Son Année commençait…

— Allez, dit Wold à tous les siens de son ton grognon. « Convoque un Battage pour demain, Oumaksuman. Dis au chaman d’attacher à un pieu un hann bien gras et bien sanguin. » Il n’adressa pas la parole à Agat. Tous les grands jeunes gens s’en allèrent. Accroupi auprès de l’âtre, le corps raide et les yeux perdus dans le feu, il semblait en fixer les flammes jaunes comme le foyer d’une gloire perdue, la chaleur d’un été que rien ne lui rendrait jamais.

V

Crépuscule dans les bois

Le Hors Venu sortit de la tente d’Oumaksuman et resta une minute à parler au jeune chef ; tous deux regardaient vers le nord, les yeux à demi fermés sous l’assaut du vent gris. Agat, à en juger par les gestes de sa main tendue, semblait parler des montagnes. Un coup de vent apporta un ou deux mots de ce qu’il disait à Rolerie, qui l’observait sur le sentier menant à la porte de la Cité. En l’entendant, elle fut parcourue d’un frémissement ; c’était comme un afflux d’épouvante et de sang noir dans ses veines, tandis qu’elle se rappelait comment cette voix lui avait parlé dans son esprit, dans sa chair, et l’avait attirée vers lui.

Et derrière cette voix, en une sorte d’écho infidèle, se fit entendre l’ordre sec et brutal comme une gifle par lequel Agat, sur le sentier de la forêt, l’avait sommée de s’en aller, de le quitter.

Elle posa soudain à terre les paniers qu’elle portait. C’était le jour où les siens devaient abandonner les tentes rouges de son enfance nomade pour s’installer dans cette vaste lapinière de salles souterraines, de tunnels et d’allées qui s’étendaient sous les toits pointus de la Cité d’hiver. Toutes ses cousines, ses tantes et ses nièces s’affairaient, glapissaient et trottaient en un va-et-vient incessant des tentes aux portes de la Cité, chargées de fourrures, de caisses, d’escarcelles, de paniers et de pots. Rolerie mit bas son chargement au bord du sentier et elle s’en alla vers la forêt.

— Rolerie ! Ro-o-o-lerie ! criaient ces voix perçantes qui sans cesse l’appelaient, l’accusaient, sans relâche la poursuivaient. Sans se retourner une seule fois, elle alla tout droit. Dès qu’elle fut bien engagée dans les bois, elle se mit à courir. Lorsque tous les bruits de voix se furent perdus dans le silence de la forêt que le vent animait de frémissements et de gémissements, et que rien ne lui rappela plus l’existence du campement de son peuple, si ce n’est une faible et âcre odeur de feu de bois apportée par le vent, elle ralentit l’allure.

Il lui fallait franchir, en grimpant dessus ou en se glissant dessous, de grands troncs abattus qui lui barraient le passage et dont les branches mortes, toutes raides, lui déchiraient les vêtements et accrochaient son capuchon. Les bois étaient dangereux avec un pareil vent ; et elle entendit justement, quelque part vers la crête, le grondement que fit un arbre en s’abattant avec fracas sous une bourrasque. Elle n’en eut cure. Une force la poussait vers les sables gris de la grève, où elle voulait se planter dans une parfaite immobilité, pour voir se précipiter sur elle un mur écumant de trente pieds de hauteur.

Aussi soudainement qu’elle était partie, elle s’arrêta et resta figée sur le sentier assombri par le crépuscule.

Le vent soufflait par à-coups. Un ciel ténébreux étalait au-dessus du réseau des branches effeuillées son plafond de nuages bas qui semblaient se tordre de douleur. Il faisait déjà presque nuit dans le sous-bois. La jeune fille était comme vidée de sa colère et de ses projets, et elle restait là comme frappée de stupeur, atterrée, voûtant les épaules sous l’assaut du vent. Elle vit étinceler quelque chose de blanc devant elle ; elle cria mais ne bougea pas. Cette blancheur mouvante passa de nouveau devant elle, puis s’immobilisa au-dessus d’elle sur une branche déchiquetée : c’était un grand animal, un oiseau aux ailes d’un blanc immaculé, au corps entièrement blanc, qui ouvrait, puis fermait son bec court, acéré et crochu, et écarquillait ses yeux argentés. Ils étaient là à se fixer des yeux sans bouger, la femme et le rapace, ce dernier jouissant d’une position dominante sur la branche où mordaient ses quatre serres nues. Sans ciller, l’animal fixait Rolerie de ses yeux argentés. Brusquement se déployèrent de grandes ailes blanches dont l’envergure dépassait la taille d’un homme, et ces ailes battirent parmi les branches jusqu’à les briser. Fendant l’air de ses ailes blanches, l’oiseau géant poussait des cris aigus, puis il y eut un coup de vent et il prit son essor, s’éloignant de son vol pesant entre les cimes des arbres et les nuages chassés par le vent.

— C’est l’oiseau des tempêtes, dit Agat, qui se tenait à quelques pas derrière Rolerie. On dit qu’il annonce le blizzard.