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Le grand rapace argenté avait plongé la jeune fille dans un état d’hébétude. Elle fut un moment aveuglée par le bref afflux de larmes qui accompagne chez sa race toute émotion forte. Son intention avait été de se camper devant Agat pour se gausser de lui, car elle le sentait vulnérable malgré toute son aisance arrogante, dépité d’avoir été traité sans égards par les gens de Tévar et en créature inférieure. Mais le blanc rapace avait terrorisé Rolerie, et elle s’écria, le fixant droit dans les yeux comme elle avait fixé l’oiseau :

— Je te hais, tu n’es pas un homme, je te hais !

Ses larmes s’arrêtèrent de couler, elle se détourna, et ils gardèrent le silence pendant un bon moment.

— Rolerie, dit la voix tranquille, regarde-moi !

Elle ne le regarda pas. Il s’avança et elle eut un mouvement de recul, s’écriant : « Ne me touche pas ! » d’une voix rappelant le cri aigu de l’oiseau des tempêtes ; son visage était défiguré.

— Ressaisis-toi ! dit-il. Tiens, prends ma main, prends-la !

Il l’empoigna, elle voulut se dégager, mais il la tenait par les deux poignets. Ils étaient de nouveau face à face, immobiles.

— Lâche-moi ! dit-elle enfin de sa voix normale. Et il la lâcha aussitôt.

Elle respira profondément.

— Tu m’as parlé… je t’ai entendu me parler en dedans de moi. Là-bas, sur les sables. Saurais-tu le refaire ?

Il observait la jeune fille, l’air calme et attentif. Il fit oui de la tête. « Oui. Mais je t’ai dit que je ne recommencerais plus jamais. »

— Je t’entends toujours. Je sens encore cette voix. Elle se colla les mains aux oreilles.

— Je sais… je regrette. Je ne savais pas que tu étais une hilfe… une Tévarienne, lorsque je t’ai appelée. C’est interdit par la loi. En tout cas, ça n’aurait pas dû marcher.

— Qu’est-ce que c’est qu’une hilfe ?

— C’est ce que tu es dans notre langage.

— Et qu’êtes-vous dans ce langage ?

— Des hommes.

Elle parcourut des yeux les bois gémissants éclairés par le crépuscule, qui s’élançaient telle une grise cathédrale au plafond de nuages se tordant de douleur. C’était un monde étrange, gris et mouvant. Mais Rolerie avait surmonté sa frayeur. Le contact d’Agat, le toucher de sa main, qui avait annulé la sensation obsédante qu’elle avait de la présence impalpable du jeune homme, lui avait apporté un apaisement qui ne fit que s’affirmer tandis qu’ils se parlaient. Elle comprenait maintenant qu’elle avait à moitié perdu l’esprit ce jour et cette nuit-là.

— Pouvez-vous le faire à tous… parler de cette façon ?

— Certains le peuvent. Cela s’apprend. Il faut de la pratique. Viens t’asseoir un peu. Ça a été dur pour toi. Il parlait encore avec rudesse, mais il se mêlait à ce ton, très subtilement, quelque chose de nouveau : comme si le pressant appel qu’il lui avait lancé sur les sables s’était commué en une sorte d’attraction inconsciente n’agissant qu’avec une douceur infinie. Ils s’assirent sur un tronc de bazouquier à quelques mètres du sentier. Elle remarqua que la démarche du Hors Venu était très différente de celle d’un homme de sa race ; tous ses gestes et la discipline à laquelle son corps avait été plié n’offraient qu’une légère différence avec ce qu’elle voyait chez les siens, mais suffisante pour que cela lui parût complètement étranger. Ce qui la frappait surtout, c’était ses mains brunes serrées entre ses genoux. Il poursuivit :

— Vous pourriez, vous autres, apprendre à parler en esprit. Il suffit de le vouloir, mais vous vous y êtes toujours refusés. Vous appelez ça de la sorcellerie, je crois. Il est écrit dans nos livres que nous avons appris cela d’une autre race, il y a longtemps, sur un monde appelé Rocannon. C’est un don, mais cela s’apprend.

— Peux-tu entendre mon esprit quand tu veux ?

— C’est interdit, dit-il sur un ton si péremptoire qu’il dissipa entièrement les craintes que la jeune fille pouvait avoir à cet égard.

— Apprends-moi ça, dit-elle avec l’impulsivité d’une enfant.

— Il y faudrait tout l’hiver.

— Tu as mis tout l’automne à l’apprendre ?

— Plus une partie de l’été. Il eut un léger sourire.

— Que veut dire hilfe ?

— C’est le vieux nom que nous donnions aux êtres assez intelligents pour qu’on puisse en tirer quelque chose[1].

— Où y a-t-il un autre monde ?

— Eh bien… il y en a beaucoup. Là-bas. Plus loin que le soleil et que la lune.

— Il est donc vrai que tu es tombé du ciel ? Pour quoi faire ? Comment es-tu arrivé de là-haut jusqu’à cette côte ?

— Je te le dirai si tu veux le savoir, mais ce n’est pas seulement un conte, Rolerie. Il y a beaucoup de choses que nous ne comprenons pas, mais ce que nous savons de notre histoire est vrai.

— J’entends. Murmurant tout bas cette formule rituelle, Rolerie paraissait impressionnée, sans être pourtant entièrement désarmée.

— Eh bien, voici. Il y avait parmi les étoiles de nombreux mondes habités par de nombreuses races d’hommes. Ils construisirent des vaisseaux pouvant franchir la nuit qui sépare les mondes, et ils firent de nombreux voyages pour faire du commerce et pour explorer. Ils s’allièrent en une Ligue, comme vos clans font alliance pour former une Terre. Mais la Ligue de Tous les Mondes avait un ennemi. Un ennemi venu de loin. Je ne sais pas de quelle distance. Les livres ont été écrits pour des hommes qui en savaient plus que nous ne savons.

Cet étranger ne cessait d’employer des mots qui semblaient bien être des mots mais qui ne voulaient rien dire. Que pouvait être un vaisseau, un livre ? Mais le ton grave et nostalgique sur lequel il racontait son histoire finit par agir sur la jeune femme, qui l’écouta, fascinée.

— Pendant longtemps la Ligue s’apprêta à lutter contre cet ennemi. Les mondes forts aidaient les mondes faibles à s’armer, à se préparer. Un peu comme nous essayons ici de nous préparer à affronter les Gaal. Ils enseignaient, entre autres, comment écouter en esprit, et, d’après les livres, il y avait des armes terribles, des feux qui pouvaient brûler des planètes entières et faire exploser les étoiles… À cette époque, les hommes du monde où je suis né sont venus jusqu’ici. En petit nombre. Ils devaient tenter de gagner l’amitié des peuples de votre monde et d’en faire de nouveaux alliés de la Ligue contre l’ennemi. Mais l’ennemi est venu. Le vaisseau qui nous avait amenés ici est retourné à l’endroit d’où il venait pour prendre part à la guerre, ramenant certains des nôtres, et aussi le… le long-parleur avec lequel ces hommes pouvaient se parler d’un monde à l’autre. Mais les autres sont restés, soit pour aider ce monde à combattre l’ennemi s’il venait ici, soit parce qu’ils ne pouvaient plus repartir – nous ne savons pas. Tout ce que disent les annales, c’est que le vaisseau est parti. Une flèche de métal blanc plus longue que toute une ville, dressée sur un panache de feu. Nous avons des images de ce vaisseau. Je crois que l’on pensait qu’il allait bientôt revenir… dix Années sont passées.

— Et la guerre avec l’ennemi ?

— Nous ne savons pas. Nous ignorons tout de ce qui est arrivé après le départ du vaisseau. D’aucuns pensent que la guerre a sûrement été perdue, et d’autres croient qu’elle a été gagnée mais que la lutte a été ardente et que les quelques milliers d’hommes laissés ici furent oubliés pendant les années de guerre. Qui sait ? Si nous survivons, nous découvrirons la vérité – dussions-nous, pour cela, si nul vaisseau ne vient, en construire un nous-mêmes… Sa nostalgie se nuançait d’ironie. Rolerie sentait la tête lui tourner à l’évocation de ces abîmes de temps et d’espace, de ces mystères insondables. « Tout cela doit vous peser », dit-elle au bout d’un moment.

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1

En anglais : « Highly intelligent life-form. » Ce sont les initiales de chacun de ces mots qui ont donné naissance au substantif « hilf » tel qu’il apparaît dans le texte original. (N.d.T.)