Agat parut saisi, mais se força à rire. « Non… cela fait notre fierté. Ce qui nous pèse, c’est de vivre sur un monde auquel on n’appartient pas. Il y a cinq Années nous étions un grand peuple. Vois ce que nous sommes devenus. »
— On dit que les Hors Venus ne sont jamais malades. Est-ce vrai ?
— Oui. Nous n’attrapons pas vos maladies et n’avons apporté ici aucune des nôtres. Mais nous saignons quand nous nous coupons, tu sais… Et nous vieillissons, nous mourons, tout comme les humains…
— Évidemment, dit-elle d’un air dégoûté.
Il cessa d’être sarcastique. « Ce qui nous perd, c’est que nous n’avons pas assez d’enfants. Il y en a tant qui avortent, sont mort-nés ou nés avant terme. »
— Je l’ai entendu dire. J’ai pensé à cela. Vous faites les choses si bizarrement. Vous concevez des enfants à n’importe quelle période de l’année, même pendant la Jachère d’hiver… Pourquoi ?
— Nous n’y pouvons rien, nous sommes ainsi faits. Il rit de nouveau et regarda Rolerie, mais elle était alors très sérieuse.
— Je suis née hors saison, pendant la Jachère d’été, dit-elle. Cela nous arrive, mais très rarement. Seulement, vois-tu, une fois l’hiver terminé, je serai trop vieille pour avoir un printané. Je n’aurai jamais un fils. Un de ces jours, un vieux me prendra comme cinquième épouse, mais nous entrons dans la Jachère d’hiver, et quand viendra le printemps je serai vieille… Alors je mourrai sans enfants. Mieux vaut ne jamais voir le jour que de naître comme moi hors saison. Autre chose : est-ce vrai, comme on raconte, qu’un Hors Venu ne prend qu’une seule épouse ?
Il acquiesça de la tête. Ce geste avait apparemment la même signification que, pour elle, un haussement d’épaules.
— Alors, si votre race s’éteint, rien d’étonnant à cela !
Il eut un sourire forcé, mais elle insista : « Plus on a d’épouses, plus on a de fils. Si tu étais Tévarien, tu aurais déjà cinq ou dix enfants ! En as-tu seulement un ? »
— Non, je ne suis par marié.
— Tu n’as donc jamais couché avec une femme ?
— Euh… si, dit-il, et il ajouta d’un ton péremptoire : Naturellement ! Mais quand nous voulons des enfants, nous nous marions.
— Si tu étais un des nôtres…
— Je ne suis pas un des tiens, dit-il, et il y eut un silence. Finalement, Agat dit, avec une certaine douceur : « Ce n’est pas une question de mœurs et de coutumes. Nous ne savons pas d’où vient le mal, mais c’est une question de semence. Certains médecins ont pensé que ce qui nous affecte, c’est que ce soleil soit différent de celui qui a vu naître nos ancêtres ; ce serait là ce qui altère notre semence petit à petit. Et qui nous tue. »
Il y eut un nouveau silence.
— Comment était l’autre monde – votre monde ?
— Il y a des chansons qui le décrivent, dit-il mais lorsqu’elle lui demanda timidement ce qu’était une chanson, il ne répondit pas. Il reprit au bout d’un moment : « Sur notre monde, le soleil est moins éloigné, et une année entière ne dure même pas le temps d’une phase lunaire. C’est écrit dans les livres. Songe donc, l’hiver entier ne dure que quatre-vingt-dix jours… » Cela les fit rire tous les deux. « À peine le temps d’allumer un feu », dit Rolerie.
La nuit commençait à noircir la pénombre des bois. Devant eux, le sentier suivait une ligne indistincte ; c’était une vague trouée dans les arbres, menant à gauche vers la cité de Rolerie, à droite vers celle d’Agat. Entre les deux, ce n’était que vent, ténèbres, solitude. La nuit tombait rapidement. La nuit, l’hiver et la guerre – le temps de la mort.
— J’ai peur de l’hiver, dit Rolerie tout bas.
— Comme tout le monde, dit Agat. Que sera l’hiver ?… Nous n’avons connu que le soleil.
Nul parmi les siens n’avait jamais rompu la solitude morale intrépide et insouciante de la jeune fille ; parce qu’elle n’avait pas de camarades de son âge, et aussi, par inclination, elle avait toujours été tout à fait seule, indépendante, indifférente envers tous. Mais au moment où le monde sombrait dans la grisaille et n’avait plus rien à offrir que la mort, elle avait rencontré ce Hors Venu, l’homme noir du Roc, et elle avait entendu une voix qui parlait en son sang.
— Pourquoi ne veux-tu jamais me regarder ? demanda-t-il.
— Je le ferai si tu le désires. Mais elle n’en fit rien ; pourtant elle sentait fixé sur elle l’étrange regard sombre de son compagnon. Enfin, elle lui tendit la main, et il la prit dans la sienne.
— Fille aux yeux d’or, dit-il, je voudrais… je voudrais… Mais s’ils savaient que nous sommes ici ensemble, en ce moment même…
— Les tiens ?
— Les tiens… les miens s’en moquent.
— Et les miens n’en sauront rien. Ils parlaient tous deux presque en murmurant, mais sur un ton pressant, sans faire de pauses.
— Rolerie, je pars pour le Nord dans deux nuits.
— Je sais.
— Quand je reviendrai…
— Et si tu ne reviens pas ! s’écria la jeune fille sous l’empire de la terreur dont elle avait été envahie en sentant venir, avec la fin de l’automne, le froid et la mort. Il la serra dans ses bras en lui disant d’un ton calme qu’il allait revenir. Comme il parlait, elle sentait le double battement de leurs deux cœurs. « Je veux rester avec toi », dit-elle, et il lui disait : « Je veux rester avec toi. »
Il faisait nuit autour d’eux. Quand ils se furent relevés, ils marchèrent lentement dans une pénombre grisâtre. Elle alla avec lui en direction de la cité des Hors Venus.
— Où aller ? dit-il avec une sorte de rire amer. L’été est plus favorable à l’amour… Il y a un refuge de chasseurs au-delà de la crête… On va s’inquiéter de ton absence à Tévar.
— Non, murmura-t-elle, ils ne s’en inquiéteront pas.
VI
La neige
Les éclaireurs étaient partis. Le lendemain, les hommes d’Askatévar prendraient la route du Nord sur la large piste mal tracée qui coupait leur Terre ; le détachement des hommes de Landin prendrait la vieille route côtière. Comme Agat, Oumaksuman avait jugé préférable de maintenir les deux forces séparées jusqu’à la veille du combat. Leur alliance n’était scellée que par l’autorité de Wold. Beaucoup des hommes d’Oumaksuman, qui étaient pourtant des vétérans ayant pris part à de nombreux coups de main avant la Paix d’hiver, répugnaient à cette guerre qui n’était pas de saison, et, au sein même de sa propre famille, il s’était formé tout un clan si hostile à cette alliance avec les Hors Venus qu’il était prêt à tout pour semer la discorde. Ukwet et certains autres avaient dit ouvertement que lorsqu’ils en auraient fini avec les Gaal ils donneraient le coup de grâce à ce qui restait des sorciers. Agat faisait peu de cas de ces rodomontades ; une victoire, pensait-il, mitigerait ces préjugés, et une défaite y mettrait fin. Mais Oumaksuman était soucieux parce qu’il ne voyait pas si loin.
— Nos éclaireurs ne vous perdront pas de vue, dit Agat. Après tout, rien ne prouve que les Gaal nous attendent à la frontière.
— Que dirais-tu de Longval comme champ de bataille, cette vallée surplombée par des à-pics, dit Oumaksuman en souriant de toutes ses dents. Bonne chance, Autreterre !
— Bonne chance à toi, Oumaksuman ! Ils se séparèrent en amis, là sous la porte de pierre cimentée de boue de la Cité d’hiver. Au moment où Agat tournait les talons, il vit trembloter quelque chose de l’autre côté de la voûte ; quelque chose de mouvant, qui vacillait, flottant au vent. Il en fut saisi, puis se retourna. « Regarde ! » cria-t-il.