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Les indigènes sortirent de leurs murs et se tinrent un moment à ses côtés ; c’était la première fois qu’ils voyaient cette matière dont leurs vieillards leur avaient parlé. Agat tendit la main, la paume vers le haut. Un flocon blanc voltigeant lui toucha le poignet et s’évanouit. Le long vallon de champs de chaume et de pâturage épuisés, la crique, la forêt sombre, et les collines lointaines au sud et à l’ouest, tout cela semblait agité d’un léger tremblement, paraissait prendre du recul tandis que tombaient du ciel bas les flocons capricieux qui tournoyaient et descendaient un peu obliquement bien que le vent eût cessé de souffler.

Des voix d’enfants surexcités résonnaient derrière Agat parmi les toits de bois pointus.

— La neige est plus petite que je ne le croyais, dit enfin Oumaksuman rêveusement.

— J’aurais cru que ce serait plus froid. L’air semble même s’être réchauffé. Agat s’arracha à la fascination morbide et prenante qu’exerçait sur lui la chute des flocons tournoyants. « À plus tard, dans le Nord », dit-il, et serrant son col de fourrure autour du cou pour se protéger du contact étrange et pénétrant des petites parcelles de neige, il prit le chemin de Landin.

À cinq cents mètres à l’intérieur de la forêt, il vit le sentier à peine tracé qui conduisait au refuge de chasseurs, et à cette vue il eut l’impression que du feu lui coulait dans les veines. Assez de bêtises, se dit-il à lui-même, irrité de voir qu’il perdait une fois de plus toute maîtrise de soi. Il avait eu le temps, par moments, de penser à cette affaire dans la journée, et il y voyait maintenant parfaitement clair. La nuit passée… était passée. Et cela n’aurait pas de suites. D’abord, elle n’était après tout qu’une hilfe et lui un homme, donc c’était une liaison sans avenir, d’ailleurs déraisonnable à d’autres points de vue.

Depuis le moment où il avait vu son visage, sur les marches taillées dans le Roc noir où se brisait la marée, il n’avait cessé de penser à elle et de la désirer, comme un adolescent qui rêve à son premier amour ; et il avait une sainte horreur de la stupidité butée d’une passion effrénée. Cela poussait les hommes à prendre des risques aveuglément, à sacrifier des choses vraiment importantes à un plaisir éphémère, à ne plus être maîtres de leurs actions. C’est pour garder sa maîtrise de soi qu’il était allé avec cette fille la nuit précédente ; rien que de sensé à cela, c’était le meilleur moyen d’en finir. Ainsi raisonnait Agat tandis qu’il marchait la tête haute d’un pas rapide et qu’une neige clairsemée dansait autour de lui. Et s’il allait, cette nuit, retrouver la petite hilfe, eh bien c’était pour la même raison.

À cette pensée, un flux de chaleur, de lumière et de joie douloureuse parcourut son corps et son esprit ; il le refoula. Il partait le lendemain pour le Nord ; s’il en revenait, il serait toujours temps d’expliquer à cette fille qu’ils ne devraient plus passer la nuit ensemble, couchés sur sa fourrure, dans le refuge au cœur de la forêt, avec les étoiles pour toute lumière et autour d’eux le froid et un vaste silence… non, jamais plus… Le bonheur parfait qu’il avait connu avec elle afflua de nouveau en lui comme une marée, qui submergea toute pensée. Il mit fin à son monologue intérieur. Il allait de son long pas rapide dans les bois toujours plus sombres, et, tout en marchant, il chantait entre ses dents, sans en être conscient, une vieille chanson d’amour de sa race exilée.

C’est à peine si la neige pénétrait parmi les branches. La nuit tombait de très bonne heure, pensa-t-il en approchant de l’endroit où le sentier bifurquait, et juste comme il se faisait cette réflexion, il se sentit saisi à la cheville et projeté en avant. Il se reçut sur les mains ; il était en train de se relever lorsqu’une ombre jaillit sur sa gauche ; c’était un homme qui paraissait d’un blanc argenté dans les ténèbres ; cet homme envoya Agat à terre avant qu’il eût pu se relever. Gêné par un bourdonnement d’oreilles, il essaya de se libérer d’une prise et de se relever de nouveau. Il se sentait désorienté et ne comprenait pas ce qui lui arrivait tout en ayant l’impression que cela lui était déjà arrivé, l’impression aussi que ce n’était pas réel. Il vit plusieurs personnages blanc d’argent avec des zébrures aux jambes et aux bras, et, tandis qu’ils le tenaient par les bras, un autre vint le frapper à la bouche avec quelque chose. Il fut envahi par la douleur, par une nuit remplie de douleur et de rage. D’une torsion habile de tout son corps, il se libéra impétueusement de l’emprise de ses assaillants et envoya l’un d’eux dans le décor d’un crochet à la mâchoire ; mais ils revinrent à la charge, de plus en plus nombreux, et Agat ne put se dégager une seconde fois. Ils le frappèrent sauvagement, et, lorsqu’il se cacha le visage dans les bras pour se protéger de la boue du sentier, ils lui donnèrent des coups de pied dans les côtes. Il gisait sur la boue, cette matière inoffensive dont il bénissait la douceur, essayant de s’y cacher, lorsqu’il entendit un étrange bruit de respiration. Et, à travers ce bruit, la voix d’Oumaksuman. Lui aussi ! Eh bien, soit, lui aussi ! L’important était qu’ils s’en aillent, qu’ils le laissent tranquille. La nuit tombait de très bonne heure.

Il faisait nuit. Nuit noire. Il essaya d’avancer en rampant. Il voulait rentrer chez les siens pour y être secouru. Il faisait si noir qu’il ne pouvait voir ses mains. Silencieuse et invisible dans la nuit absolue, la neige tombait sur lui, sur la boue, sur les feuilles entassées. Il voulait rentrer chez lui. Il était gelé. Il essaya de se lever, mais il avait perdu le sens de l’orientation ; fou de douleur, il mit la tête sur son bras. « Viens à moi ! » Il essaya de lancer cet appel d’esprit à esprit, mais en vain : trop loin, trop noir, trop dur. Le plus facile était de rester couché à cet endroit. Rien de plus facile.

Dans une haute maison de pierre de Landin, au coin du feu, Alla Pasfale, qui était en train de lire, leva soudain la tête. Elle avait l’impression très nette que Jacob Agat voulait lui parler en esprit, mais elle ne reçut aucun message. Étrange. C’était bien joli de communiquer ainsi, mais que d’effets secondaires, de contrecoups, d’impondérables ; bien des gens à Landin ne s’y étaient jamais essayés, et ceux qui s’y risquaient n’en usaient que modérément. Au nord, dans l’ancienne colonie d’Atlantika, elle se rappelait qu’elle avait communiqué en esprit avec ses semblables tout au long du terrible hiver de son enfance. Même lorsqu’elle eut perdu son père et sa mère dans la famine, elle avait senti maintes fois, pendant toute une phase lunaire, qu’ils lui adressaient un appel, elle avait senti leur présence dans son esprit – mais pas de message, pas de paroles, rien que le silence.

— Jacob ! Elle l’appela en esprit de toutes ses forces et avec insistance, mais il n’y eut pas de réponse.

Au même moment, dans l’armurerie, Hourou Pilotson, qui était en train de faire un nouvel inventaire du ravitaillement de l’expédition, laissa éclater le malaise qui l’avait travaillé toute la journée et s’écria :

— Merde alors ! Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer, cet Agat ?

— Il est bien en retard, dit l’un des garçons de l’armurerie. Est-il encore à Tévar ?

— Il se fait des amis chez les faces enfarinées, dit Pilotson avec un rire sans joie, le visage sombre. « Suffit ! Allons voir où en sont les parkas ! »

Au même moment, dans une pièce au lambris de bois couleur d’ivoire à l’aspect satiné, Seiko Esmite éclata en larmes silencieuses, se tordant les mains et luttant pour ne pas lancer un appel à Agat, pour ne pas lui parler en esprit, ni même murmurer son nom : « Jacob ! »