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Au même moment, il fit soudain tout noir dans l’esprit de Rolerie. Elle resta blottie là où elle se trouvait.

Elle était dans le refuge de chasseurs. Dans le remue-ménage occasionné par l’abandon des tentes et l’installation dans les demeures de la Cité d’hiver, cette vaste lapinière, elle pensait que son absence de la veille et son retour nocturne étaient passés inaperçus. Mais aujourd’hui, se disait-elle, c’était une autre affaire : le bon ordre était rétabli et l’on s’apercevrait de son départ. Elle s’était éloignée en plein jour comme elle faisait si souvent, espérant que personne n’y verrait rien d’extraordinaire ; elle avait gagné le refuge par un long détour, s’y était couchée en boule dans ses fourrures pour y attendre la venue de la nuit et celle de son amant. La neige avait commencé à tomber, et d’observer sa chute l’avait plongée dans un état de somnolence. Que ferait-elle le lendemain, se demandait-elle dans son demi-sommeil tout en observant la neige. Car il serait parti. Et tout le monde saurait dans son clan qu’elle s’était absentée toute la nuit. Mais ce ne serait que le lendemain… Et d’ici là… Ce qui comptait, c’était aujourd’hui… cette nuit… elle s’assoupit, puis soudain s’éveilla en sursaut ; elle resta accroupie un moment, l’esprit vide et enténébré.

Puis, brusquement, elle se mit à quatre pattes, se leva et, avec un silex et une mèche d’amadou, alluma la lanterne à parois d’osier qu’elle avait apportée avec elle. Guidée par sa faible lueur, elle descendit jusqu’au sentier, hésita, prit en direction de l’ouest. Elle s’arrêta une fois et dit dans un murmure : « Autreterre… » La forêt était parfaitement silencieuse dans la nuit. Elle marcha jusqu’au moment où elle découvrit Agat gisant sur le sentier.

La neige, maintenant plus épaisse, striait la faible lueur projetée par la lanterne. Sur le sol elle collait maintenant au lieu de fondre, et le manteau déchiré d’Agat, sa chevelure même, en étaient tout saupoudrés. Elle commença par tâter sa main : elle était froide. Il est mort, pensa-t-elle. Elle s’assit à ses côtés sur la boue humide et frangée de neige et mit sur ses genoux la tête de son ami.

Il fit un mouvement et geignit ; sur quoi Rolerie se ressaisit. Elle cessa de lisser bêtement les cheveux et le col d’Agat en ôtant la neige dont ils étaient poudrés, et elle parut se concentrer. Puis elle le recoucha avec douceur, se leva, essaya machinalement de se débarrasser du sang gluant qu’elle avait sur la main, et, à l’aide de la lanterne, commença à chercher quelque chose au bord du sentier. Elle trouva ce qu’il lui fallait et se mit à l’ouvrage.

Un soleil faible et doux éclairait la pièce de ses rayons obliques. Dans cette bonne chaleur c’était dur de se réveiller, et il ne cessait de retomber dans les eaux du sommeil, comme dans un lac profond et calme. Mais toujours la lumière l’en faisait émerger ; il s’éveilla finalement dans un décor de hauts murs gris et de fenêtres laissant filtrer les rayons obliques du soleil.

Immobile, il voyait le rayon de soleil doré et embrumé s’affaiblir et revenir, couler du plancher sur le mur du fond, y former une flaque de lumière rougeoyante qui s’élevait constamment. Alla Pasfale entra, et, voyant qu’il était réveillé, fit signe à une personne qui la suivait de ne pas entrer. Elle ferma la porte et vint s’agenouiller auprès de lui. Les maisons des Autreterriens étaient pauvrement meublées ; il y avait des tapis par terre, mais on couchait sur des paillasses et les meilleurs sièges n’étaient que de minces coussins. Alla, donc, s’agenouilla, et elle regarda Agat, son visage noir raviné fortement éclairé par le rayon de soleil rougeâtre. Ce visage n’exprimait aucune pitié. Elle avait trop souffert, et trop jeune, pour que la compassion et les scrupules pussent jamais jaillir en elle d’une source profonde, et dans sa vieillesse elle s’était fermée à tout sentiment de pitié. Elle secoua un peu la tête d’un côté et d’autre et dit avec douceur :

— Qu’as-tu fait, Jacob ?

Il s’aperçut qu’il souffrait d’un violent mal de tête quand il essayait de parler ; n’ayant d’ailleurs pas de réponse satisfaisante à donner, il se tut.

— Qu’as-tu fait ?

— Comment suis-je rentré ? demanda-t-il enfin, mais sa bouche meurtrie lui rendait la parole si difficile qu’elle éleva la main pour le faire taire.

— Comment es-tu rentré, me demandes-tu. C’est elle qui t’a ramené. La petite hilfe. Elle a fabriqué une espèce de litière avec des branches et ses fourrures, t’a glissé dessus et t’a traîné jusqu’ici en franchissant la crête. La nuit, dans la neige, nue ; elle n’avait que ses grègues car il lui avait fallu déchirer sa tunique en lambeaux pour t’attacher. Ces hilfes sont coriaces, plus résistants que le cuir dont ils s’habillent. Elle a dit que grâce à la neige c’était moins dur à tirer… La neige a fondu. C’était l’avant-dernière nuit. Tu as eu un bon repos, ne te plains pas.

Elle lui versa une coupe d’eau de la cruche qui se trouvait sur un plateau à sa portée, et l’aida à boire. Son visage, penché sur celui d’Agat, paraissait très vieux, délicatement ciselé par l’âge. Elle lui parla en esprit, lui demandant le pourquoi de cette action à laquelle elle ne pouvait croire : Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Toi toujours si fier, Jacob !

Il répondit dans le même langage, sans paroles : Je ne peux pas vivre sans elle.

Devant tant de passion, la vieille femme eut un mouvement de répulsion physique, et elle parla tout haut comme pour répondre à une attaque :

— C’est bien le moment de nouer une liaison, de te lancer dans une idylle ! Lorsque le sort de tous repose sur toi !… »

Il répéta ce qu’il avait déjà dit. C’était la vérité et c’était tout ce qu’il pouvait dire. Elle lui parla en esprit, avec dureté : Tu ne peux pas l’épouser, alors autant t’habituer à vivre sans elle.

Il répondit simplement : NON.

Elle s’assit un moment sur les talons. Quand son esprit se brancha de nouveau sur celui du jeune homme, ce fut pour exprimer une profonde amertume. Eh bien, continue. Qu’importe, après tout ? Au point où nous en sommes, tout ce que chacun de nous peut faire, seul ou de concert avec les autres, est mal inspiré. Nous sommes incapables de faire ce qu’il faut, ce qui ferait notre bonheur. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de consommer peu à peu notre suicide, l’un après l’autre. Jusqu’à ce qu’il ne reste rien de nous, rien d’Autreterre, jusqu’à ce que tous les exilés aient péri !

— Alla ! cria Agat à haute voix, ébranlé par le désespoir de la vieille femme, les… les hommes sont partis ?…

— Quels hommes ? Notre armée ? » Elle avait un ton sarcastique. Crois-tu qu’ils seraient partis sans toi pour le Nord ?

— Pilotson…

— Si Pilotson les avait conduits quelque part, c’eût été à Tévar. Pour l’attaquer et te venger. Il était fou de rage hier.

— Et eux ?…

— Les hilfes ? Ils ne sont pas partis, bien sûr. Lorsqu’ils ont su que la fille de Wold faisait des fugues pour coucher avec un Hors Venu dans les bois, le clan de Wold s’en est trouvé quelque peu ridiculisé et discrédité… Tu vois ça d’ici…

— Naturellement, c’est plus facile à voir après coup ; mais je n’aurais jamais cru…

— Pour l’amour de Dieu ! Alla…

— Très bien. Personne n’est parti pour le Nord. Nous attendons l’arrivée des Gaal ; à eux d’en choisir le moment.

Jacob Agat était d’une immobilité rigide ; il se raidissait pour ne pas tomber la tête la première, en arrière, dans le vide qu’il sentait au-dessous de lui. Ce vide était une réalité : c’était le gouffre béant de son propre orgueil, cette arrogance où toutes ses actions avaient leur source et dont il était le dupe : l’imposture. S’il sombrait, peu importait. Mais les siens, ce peuple qu’il avait trahi ?