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Alla lui parla en esprit au bout d’un moment : Dis-toi, Jacob, que ce n’était de toute façon qu’un bien fragile espoir. Tu as fait ce que tu pouvais. L’homme ne peut s’entendre qu’avec l’homme. Juges-en par notre échec tout au long de six cents années de notre planète. Ta sottise n’a été pour eux qu’un prétexte. S’ils ne s’en étaient pas autorisés pour nous attaquer, ils auraient bien vite trouvé une autre raison pour le faire. Ce sont nos ennemis tout autant que les Gaal. Ou que l’hiver. Ou que cette planète qui ne veut pas de nous. Nous ne pouvons pas sceller d’alliance en dehors de notre race. Nous sommes seuls. Ne tends jamais la main à une créature qui appartient à ce monde…

Il arracha son esprit à celui de la vieille femme, ne pouvant supporter ce désespoir sans appel. Il essaya de se refermer sur lui-même, de s’isoler. Mais il sentait une inquiétude le ronger avec insistance, lutter pour se formuler à sa conscience ; et tout à coup la lumière se fit. S’efforçant de s’asseoir, il bredouilla :

— Où est-elle ? Vous ne l’avez pas renvoyée ?…

Vêtue d’une robe blanche autreterrienne, Rolerie était assise, jambes croisées, un peu plus loin de lui que ne s’était tenue Alla. Alla était partie ; Rolerie était occupée à quelque ouvrage ; elle réparait une sandale, semblait-il. Elle n’avait pas paru remarquer qu’il parlait ; peut-être n’avait-il parlé qu’en rêve. Mais elle lui dit bientôt de sa voix douce :

— Cette vieille t’a mis sens dessus dessous. Elle aurait pu attendre. Tu ne peux rien faire dans cet état… Je crois qu’aucun d’entre eux n’est capable de faire trois pas sans toi.

La dernière rougeur du couchant jetait son éclat sombre sur le mur, où l’ombre de la jeune fille se dessinait. Absorbée par son travail de savetier, elle avait le visage calme et les yeux baissés comme toujours.

Sa présence atténua à la fois le sentiment de culpabilité et la douleur d’Agat, les ramenant à leurs justes proportions. Avec elle, il avait l’impression de se retrouver. Il prononça son nom à haute voix.

— Mais non, dors, ça te fait mal de parler, dit-elle avec une pointe de sa timide moquerie.

— Tu vas rester ? demanda-t-il.

— Oui.

— Pour être ma femme, insista-t-il, obligé par les circonstances de se limiter à l’essentiel. Il présumait que les hilfes la tueraient si elle retournait chez eux ; il ne savait pas au juste ce qu’elle avait à craindre des gens d’Autreterre. Il était sa seule défense, et il voulait qu’elle pût compter sur cette défense.

Elle courba la tête, apparemment en signe d’acceptation, bien qu’il ne fût pas assez familiarisé avec ses gestes pour en être sûr. Il était un peu surpris de sa tranquillité. Le peu de temps qu’il l’avait connue, elle avait toujours été prompte à se mouvoir et à s’émouvoir. Mais ça avait été si peu de temps… Tandis qu’elle poursuivait son travail, il sentit que son calme le pénétrait et qu’en même temps il commençait à reprendre des forces.

VII

La sudaison

Au-dessus des toits pointus brillait l’étoile dont le lever annonçait le début de l’hiver ; Wold se rappelait son éclat sans joie car il l’avait vue dans son enfance, il y avait de cela soixante phases lunaires. Même le grand croissant de lune effilé qui lui faisait face dans le ciel semblait plus pâle que l’étoile des Neiges. Une nouvelle phase lunaire avait commencé, et aussi une nouvelle saison. Mais sous de mauvais auspices.

Fallait-il en croire les Hors Venus lorsqu’ils prétendaient que la lune était un monde comme l’Askatévar et les autres Terres, mais dépourvu de créatures vivantes, et que les étoiles aussi étaient des mondes, où vivaient des hommes et des bêtes, où l’hiver succédait à l’été ?… Les hommes qui habitaient sur l’étoile des Neiges, comment se les représenter ? Des êtres redoutables, blancs comme neige, avec des bouches livides sans lèvres et des yeux de feu défilaient dans l’imagination du vétéran. Il secoua la tête et essaya de se concentrer sur ce que disaient les autres Anciens. Les éclaireurs étaient revenus au bout de cinq jours seulement, ramenant du Nord des rumeurs variées ; et les Anciens avaient fait un feu dans la grande cour de Tévar en vue d’y battre pierres. Wold était arrivé le dernier pour fermer le cercle ; nul autre n’aurait osé le faire ; pour lui, c’était un acte vide de sens et humiliant. Car il avait déclaré la guerre et il n’y avait pas de guerre, ordonné le départ de ses troupes et elles n’étaient pas parties, conclu une alliance et elle était rompue.

À ses côtés, silencieux comme lui, était assis Oumaksuman. Les autres braillaient et se chamaillaient sans aboutir à rien. Comment s’en étonner ? Aucun rythme ne s’était dégagé du battage de pierres, il n’y avait eu que vacarme et dissonance. Pouvaient-ils espérer, dans ces conditions, se mettre d’accord sur quoi que ce fût ? Imbéciles, pensait Wold, fixant d’un œil maussade le feu qui se trouvait trop éloigné pour le réchauffer. Les autres étaient plus jeunes pour la plupart ; ils avaient pour leur tenir chaud leur jeunesse et leurs braillements. Mais lui était trop vieux et ses fourrures ne lui donnaient aucune chaleur sous le vent glacé et l’éclat brutal de l’étoile des Neiges. Le froid lui faisait mal aux jambes, à la poitrine aussi, et il ne savait pas au juste pourquoi tous ces hommes se querellaient ; peu lui importait, d’ailleurs.

Oumaksuman se leva d’un bond. « Écoutez ! » dit-il, et sa voix tonnante (Il tient ça de moi, pensa Wold) força l’attention de l’assistance, où l’on entendit pourtant des murmures et des quolibets. Jusque-là, bien que chacun eût une idée assez nette de ce qui était arrivé, la cause ou le prétexte immédiat du différend avec Landin n’avait pas été évoqué hors des murs de la demeure familiale de Wold ; tout ce qu’on avait annoncé, c’est qu’Oumaksuman ne serait plus le chef du coup de main, qu’il n’y aurait pas de coup de main, qu’on pouvait craindre une attaque des Hors Venus. Ceux des autres maisons qui ignoraient tout au sujet de Rolerie ou d’Agat savaient pourtant ce qui était en jeu : une épreuve de force entre deux factions du clan le plus puissant. Chacun des batteurs de pierres qui prenaient la parole le suggérait à mots couverts, et ce qu’il s’agissait de décider, pratiquement, c’était ceci : fallait-il traiter les Hors Venus en ennemis lorsqu’on les rencontrerait hors des murs ?

Oumaksuman parla : « Écoutez, Anciens de Tévar. Vous dites une chose, vous en dites une autre, mais vous n’avez plus rien à dire. Les Gaal arrivent ; dans trois jours, ils seront ici. Taisez-vous et allez aiguiser vos lances et fortifier nos portes et nos murs, parce que l’ennemi arrive, il fond sur nous – regardez ! » Il tendit le bras impétueusement vers le nord, et beaucoup se retournèrent pour écarquiller les yeux dans la direction qu’il désignait comme s’ils s’attendaient à voir les hordes de la Sudaison enfoncer le mur à ce moment, si véhémente était l’éloquence d’Oumaksuman.

— Pourquoi n’as-tu pas surveillé la porte par laquelle est sortie cette fille ? Elle est pourtant de ta famille, Oumaksuman !

Le mot était lâché.

— De la tienne aussi, Ukwet ! dit Oumaksuman, courroucé.

L’un d’entre eux était fils de Wold, l’autre son petit-fils ; ils parlaient de sa fille. Pour la première fois de sa vie, Wold connut la honte, une honte totale, impuissante, et cela devant l’élite de son peuple.