— C’est vrai ; et grâce à moi notre famille est sauvée de l’opprobre ! C’est moi qui, avec mes frères, ai défoncé la mâchoire de ce sale cochon avec qui elle a couché ; je le maintenais à terre pour le châtrer comme on doit châtrer les mâles chez les animaux, et c’est toi qui m’en a empêché, Oumaksuman, c’est toi avec tes niaiseries…
— Si je t’en ai empêché, c’est pour que nous n’ayons pas à combattre les Hors Venus en même temps que les Gaal, triple imbécile ! Elle est assez grande pour coucher avec un homme si ça lui chante, et cela n’est pas ton…
— Ce n’est pas un homme et je ne suis pas un imbécile !
— Tu es un imbécile, Ukwet, parce que tu as sauté sur cette occasion pour nous brouiller avec les Hors Venus, et sacrifié ainsi notre seule chance de repousser les Gaal !
— Je ne t’entends pas, menteur, traître !
Ils s’affrontèrent avec un hurlement au milieu du cercle, en brandissant leurs haches. Wold se dressa. À ses côtés, les regards se levèrent sur lui ; on pensait qu’en qualité de Grand Ancien et de chef de clan il allait arrêter le combat. Il n’en fit rien. Il sortit du cercle rompu et, en silence, de son pas raide, pesant, traînant, il descendit l’allée qui, entre les hauts toits pointus aux avancées saillantes, menait à sa demeure familiale.
Il en descendit laborieusement les marches de terre pour pénétrer dans la chaleur enfumée de l’immense abri souterrain qui sentait le renfermé. Garçons et femmes vinrent lui demander si l’on avait fini de battre pierres et pourquoi il était seul. « Oumaksuman et Ukwet se battent », leur dit-il pour s’en débarrasser, et il s’assit près du feu, les jambes dans la fosse servant de foyer. Funeste combat. Mais tout, désormais, leur serait funeste. Lorsque les femmes en pleurs apportèrent le corps de son petit-fils Ukwet, un épais filet de sang s’écoulant derrière elles de son crâne fracassé d’un coup de hache, il regarda cela sans un geste et sans une parole. « Oumaksuman l’a tué, son frère par le sang ! » criaient les épouses d’Ukwet d’une voix aiguë ; mais Wold ne leva même pas la tête. Enfin, il regarda autour de lui avec des yeux lourds comme un vieil animal harcelé par des chasseurs, et dit d’une voix pâteuse : « La paix !… Ne pouvez-vous me laisser en paix ? »
Le lendemain, il neigeait de nouveau. On enterra Ukwet, le primort de l’hiver, et la neige tomba sur son visage avant que sa tombe ne fût comblée. À ce moment et par la suite, Wold pensa à Oumaksuman, maintenant proscrit, seul sur les collines, sous la neige. Lequel des deux hommes avait le sort le plus enviable ?
Il avait la langue très lourde et s’abstenait de parler. Il restait auprès du feu, ne sachant plus, par moments, si c’était le jour ou la nuit. Il dormait mal ; il lui semblait qu’il ne cessait de se réveiller. Il se réveillait justement lorsque éclata le vacarme au-dehors, là-haut au-dessus de lui.
Des femmes firent irruption des pièces latérales, poussant des cris déchirants et empoignant leurs petits automnés. « Les Gaal ! Les Gaal ! » hurlaient-elles d’une voix aiguë. D’autres gardaient le calme qui sied aux femmes d’une grande maison, remettaient tout en ordre et puis s’asseyaient pour attendre les événements.
Personne ne vint quérir Wold.
Il savait qu’il n’était plus le chef ; mais n’était-il pas un homme ? Fallait-il qu’il restât auprès du feu avec les bébés et les femmes, qu’il restât à croupir dans un trou ?
Il avait supporté d’être humilié en public, mais ce qu’il ne pouvait supporter, c’était de perdre son respect de soi. Avec un léger tremblement il se leva et se mit à fouiller dans son vieux bahut peint pour y trouver son gilet de cuir et sa lourde lance, cette lance avec laquelle il avait tué tout seul une goule des neiges, il y avait bien longtemps de cela. Il était maintenant raide et pesant, les saisons fleuries étaient passées depuis lors, mais il était toujours le même homme, l’homme qui avait tué avec cette lance dans les neiges d’un autre hiver. Oui, n’était-il pas toujours le même homme ? Pourquoi l’avoir laissé près du feu lorsque l’ennemi était là ?
Ses idiotes de femmes l’entouraient en poussant des cris perçants et il entra en fureur ; il ne savait plus où il en était. Mais la vieille Kerly les chassa toutes, lui rendit la lance que l’une d’elles lui avait arrachée et lui attacha autour du cou la cape grise de fourrure de korio qu’elle lui avait faite en automne. Il en restait donc une qui savait ce qu’était un homme. Elle l’observait en silence et il sentait son orgueil blessé. Cela le fit marcher très droit. Elle avait beau être un vieux crin et lui un vieux crétin, ils avaient encore leur fierté. Il grimpa les marches pour se trouver en plein midi sous un ciel froid et éclatant et y entendre, au-delà des murs, les clameurs des envahisseurs.
Les hommes étaient rassemblés sur l’estrade carrée couvrant la bouche par laquelle sortait la fumée de la Maison d’Absence. On s’écarta pour le laisser passer lorsqu’il se hissa vers l’estrade par une échelle. Il avait la respiration sifflante et le corps tout tremblant, si bien qu’il ne vit rien d’abord. Puis il vit. Pendant un moment, il resta fasciné par un spectacle incroyable.
La vallée qui serpentait du nord au sud au pied du mont de Tévar en direction de la rivière coulant à l’est de la forêt, cette vallée était pleine – pleine comme une rivière en crue, grouillant et regorgeant de monde. S’écoulant vers le sud, c’était un flot paresseux, confus et sombre, qui s’étirait et se contractait, s’arrêtait et repartait, avec des hurlements, des cris, des appels, des claquements de fouets, le braillement rauque des hann, les vagissements des bébés, la mélopée sans harmonie des tireurs de litières, une note de couleur vive ici et là, tente roulée de feutre rouge, bracelets peints d’une femme, panache rouge, fer de lance ; vacarme et puanteur, mouvement continu dirigé vers le sud : la Sudaison. Mais jamais dans le passé il n’y avait eu de Sudaison comme celle-ci, aussi massive. Au nord à perte de vue, dans la vallée qui s’élargissait, on voyait arriver d’autres Gaal, et d’autres encore derrière eux, puis d’autres encore. Et ce n’était là que les femmes, la marmaille et l’équipage… À côté de ce lent torrent humain, la Cité d’hiver de Tévar n’était rien. Un galet au bord d’une rivière en crue.
Tout d’abord Wold en eut la nausée ; puis il reprit courage et dit : « C’est merveilleux… » Et ça l’était effectivement, cette migration de toutes les nations du Nord. Il était heureux d’avoir vu ça. À ses côtés un Ancien, Anweld, de la maison de Siokman, haussa les épaules et répondit mollement :
— Mais ce sera notre perte.
— S’ils s’arrêtent ici…
— Ceux-ci ne s’arrêteront pas. Mais les guerriers marchent sur leurs pas.
Ils se sentaient si forts, si invulnérables grâce à leur nombre, que les combattants marchaient en queue…
— Il leur faudra cette nuit nos provisions et nos troupeaux pour nourrir tout cela, poursuivit Anweld. Aussitôt passée cette courbe, ils vont attaquer.
— Il faut alors expédier nos femmes et nos enfants à l’ouest sur les collines. Cette Cité ne peut être qu’un piège lorsqu’on a affaire à pareilles forces !
— J’écoute, dit Anweld en acquiesçant par un haussement d’épaules.
— Alors, vite, avant que les Gaal ne nous encerclent.
— Tu as parlé, et tu as été entendu. Mais d’autres disent que nous ne pouvons pas décemment expulser nos femmes d’ici et les laisser se débrouiller toutes seules pendant que nous resterons à l’abri des murs.
— Alors, allons avec elles ! grogna Wold. Les hommes de Tévar sont-ils incapables de prendre une décision ?
— Ils n’ont pas de chef, dit Anweld. Ils se rangent à l’avis d’un homme, puis d’un autre, c’est-à-dire de personne. Il ne pouvait en dire davantage sous peine de paraître blâmer Wold et les siens ; il ne fit qu’ajouter : « Alors nous attendons de nous faire tuer ici.