— Je vais faire partir mes femmes d’ici, dit Wold, irrité par le désespoir résigné d’Anweld. Et il s’arracha au spectacle imposant de la Sudaison ; ayant redescendu l’échelle, il alla dire à ses femmes de fuir pendant qu’il leur restait des chances de salut. Il avait l’intention de les accompagner. Car le combat était trop inégal et il fallait sauver la survivance d’un petit nombre au moins de Tévariens.
Mais les jeunes de son clan n’étaient pas d’accord et refusaient d’obéir à ses ordres. Ils voulaient attendre l’ennemi de pied ferme.
— Vous périrez, dit Wold, et vos femmes et vos enfants peuvent demeurer libres… s’ils ne restent pas ici avec vous. Sa langue recommençait à s’empâter. C’est à peine si l’on eut la patience de le laisser terminer.
— Nous repousserons les Gaal, dit un jeune petit-fils. Nous sommes des guerriers !
— Tévar est une puissante cité, Grand Ancien, dit un autre, usant de persuasion et de flatterie. « C’est toi qui nous a appris comment la bien bâtir. »
— Elle tiendra contre l’hiver, dit Wold, mais non contre dix mille guerriers. Je préfère voir mes femmes mourir de froid sans abri dans les collines que de les voir servir aux Gaal d’esclaves et de prostituées. Mais personne ne l’écoutait, on attendit seulement qu’il eût fini de parler.
Il ressortit, mais il était alors trop las pour monter de nouveau à l’échelle menant à l’estrade. Il trouva un endroit pour y attendre les événements à l’écart du va-et-vient des allées étroites : une niche près d’un contrefort du mur sud, non loin de la porte de la cité. En grimpant sur le contrefort en briques de pisé, il pouvait regarder par-dessus le mur et voir passer la Sudaison ; quand le vent s’engouffrait sous sa cape, il pouvait s’accroupir, le menton sur les genoux, et s’abriter dans l’angle. Le soleil vint l’y visiter un moment. Blotti dans sa douce chaleur, il ne pensait plus à grand-chose. Une fois ou deux, il jeta un regard vers le soleil, ce soleil d’hiver qui était la faiblesse des vieillards.
Les herbes d’hiver, ces petites plantes éphémères à la floraison hâtive qui allaient proliférer entre deux blizzards, cela jusqu’au milieu de l’hiver où, sous la neige qui ne fondait plus, rien ne poussait mis à part des végétaux sans racines – ces herbes d’hiver croissaient déjà dans la terre piétinée au pied des remparts. Il y avait toujours de la vie, chaque espèce attendant son heure tout au long de la grande Année, fleurissant puis s’éteignant en attendant de revivre.
Les longues heures passaient.
Il y eut des cris et des clameurs à l’angle nord-ouest des remparts. Des combattants passaient en courant dans ces petites allées de la cité tout juste assez larges pour un homme sous l’avancée des toits. Puis des vociférations éclatèrent derrière son dos et à l’entrée de la porte à sa gauche. Cette haute porte de bois coulissante qui se levait de l’intérieur au moyen de longues poulies fut ébranlée dans son châssis. Elle recevait des coups de bélier. Wold se leva péniblement, ankylosé pour être resté assis au froid, ne sentant plus ses jambes. Il s’appuya une minute sur sa lance, retrouva son aplomb en s’adossant au contrefort et mit sa lance en arrêt ; il n’utilisa pas la baliste mais tint son arme en l’air comme pour un corps à corps.
Les Gaal devaient se servir d’échelles car ils avaient déjà pris pied dans la ville vers le nord, Wold pouvait en juger d’après le bruit. Une lance survola toute la ville pour retomber de l’autre côté : elle avait été projetée trop loin par une baliste. La porte fut de nouveau secouée. Jadis ils n’avaient ni échelles ni béliers ; ils n’arrivaient pas par milliers et ce n’étaient que des tribus loqueteuses, de lâches barbares qui fuyaient vers le midi pour échapper au froid au lieu de rester sur leur propre Terre pour y vivre et y mourir, comme des hommes… Wold vit arriver un ennemi ; il avait une large face pâle, un plumet rouge dans sa chevelure enduite de poix et dressée en forme de corne, et il courait vers la porte pour l’ouvrir de l’intérieur. Wold fit un pas en avant et cria : « Arrête ! » Le Gaal se retourna, et le vieillard enfonça profondément sa lance de six pieds à pointe de fer dans le flanc de son ennemi. Il essayait de la retirer de son corps frémissant lorsque la porte de la cité commença à se fendre. C’était horrible à voir, ce bois qui se fissurait comme s’il était vermoulu, cette poutre épaisse dont on voyait poindre le museau fureteur. Wold abandonna sa lance dans les tripes du Gaal et, d’un pas lourd et trébuchant, courut dans l’allée en direction de sa demeure familiale. Devant lui, les toits de bois pointus de la cité étaient tous en feu.
VIII
Dans la cité des étrangers
Ce qu’il y avait de plus étrange dans cette maison si étrange, c’était l’image peinte sur le mur de la grande pièce d’en bas. Lorsque Agat fut parti et qu’un silence de mort régna dans la demeure, elle la regarda fixement jusqu’à ce qu’elle eût l’impression que l’image vivait, que c’était le monde et qu’elle-même était le mur. Et le monde était fait d’entrelacs, comme ceux des branches dans les bois, comme ceux de courants qui s’entrecroisent, avec de l’argenté, du gris, et du noir où perçaient du vert, du rose et un jaune comme celui du soleil. Et à force de fixer ce lacis profond, on voyait s’en détacher des motifs petits et grands, des formes, des animaux, des arbres, des plantes, des hommes, des femmes et autres créatures vivantes dont certaines avaient l’aspect de Hors Venus et d’autres non ; et des figures bizarres, des coffres posés sur des pattes rondes, des oiseaux, des haches, des lances d’argent et des panaches de feu, des visages qui n’en étaient pas, des pierres avec des ailes et un arbre dont les feuilles étaient des étoiles.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à la Hors Venue qui, à la demande d’Agat, dont elle était parente, s’occupait d’elle ; et l’étrangère répondit sur ce ton spécial qui n’est qu’un effort pour être aimable :
— Une peinture, une image. On fait bien aussi des images chez vous ?
— Oui, un peu. Qu’est-ce que ça représente ?
— Les autres mondes et notre planète. Les gens qui l’habitent… Cette peinture a été faite il y a très longtemps, lors de la première Année de notre exil, par un des fils d’Esmite.
— Qu’est-ce que c’est ? Rolerie désignait quelque chose, mais en se tenant à distance respectueuse.
— Un édifice – La Grande Halle de la Ligue, sur une planète appelée Davenant.
— Et ça ?
— Un arocar.
— J’écoute encore, dit Rolerie poliment. Elle s’efforçait constamment d’avoir aussi bonnes manières que possible. Pourtant Seiko Esmite ne parut pas comprendre sa formule ; elle dut donc lui demander : « Qu’est-ce qu’un arocar ? »
La Hors Venue fit une petite moue et dit d’un ton froid :
— Un… une chose dans laquelle on voyage, comme un… mais c’est vrai, vous ne connaissez même pas la roue, alors comment vous expliquer ? Vous avez vu nos chariots à roues ? Oui ? Eh bien ça, c’était un chariot, mais qui volait dans le ciel.
— Pouvez-vous encore en fabriquer ? » demanda Rolerie, émerveillée. Mais Seiko prit sa question en mauvaise part. Elle répondit avec aigreur : « Non. Comment pourrions-nous nous maintenir à ce niveau lorsque la Loi nous ordonne de ne pas dépasser le vôtre ? En six cents ans vous n’avez pas été capables d’apprendre l’usage de la roue ! »
Abandonnée en ce lieu étrange, exilée de son peuple et maintenant privée du soutien d’Agat, Rolerie avait peur de Seiko Esmite et de tout ce qu’elle voyait, personne ou chose. Mais elle n’acceptait pas d’être traitée sans égards par une femme jalouse, une femme plus âgée qu’elle-même. Elle dit : « Je ne demande qu’à apprendre. Mais je pense que votre peuple n’est pas ici depuis six cents ans. »