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— Six cents ans de notre planète, dix Années de la vôtre. Au bout d’un moment Seiko Esmite poursuivit : « Vous comprenez, nous ne saurions plus faire des arocars et beaucoup d’autres choses de ce genre parce que, lorsque nos ancêtres arrivèrent ici, ils durent jurer d’obéir à une loi de la Ligue qui leur interdisait d’utiliser de nombreux objets différents de ceux qu’employaient les indigènes. C’est ce qu’on appelait l’Embargo Culturel. Nous aurions fini par vous apprendre à fabriquer des choses… telles que les chariots à roues. Mais le Vaisseau est parti. Nous étions ici peu nombreux, sans nouvelles de la Ligue, et nous avions en ce temps beaucoup d’ennemis parmi les nations de votre planète. Ce fut dur pour nous d’obéir à cette loi, et aussi de préserver ce que nous avions, ce que nous savions. Peut-être donc avons-nous beaucoup perdu en fait de savoir et de savoir-faire. Combien ? Nous ne saurions le dire.

— C’était une loi étrange, murmura Rolerie.

— Elle fut édictée pour votre bien, non pour le nôtre, dit Seiko de sa voix saccadée, avec cet accent rocailleux des Hors Venus, détachant les sons comme faisait Agat. « Dans les Canons de la Ligue, que nous étudions à l’école, il est écrit : Nulle religion ou nul concordant ne sera diffusé, nul savoir technique ou théorique ne sera exporté sur aucune planète coloniale, et l’on devra s’y interdire d’employer le langage paraverbal avec une quelconque espèce vivante hautement évoluée mais fermée à ce langage, et ce dans chaque planète de cette catégorie jusqu’au jour où le Conseil zonal jugera, avec l’assentiment du Plénum, qu’elle est mûre pour l’autonomie ou pour adhérer à la Ligue… Tout cela veut dire que nous devions vivre exactement comme vous vivez. Enfreindre cette règle, c’est violer notre propre Loi. »

— Nous ne nous en portons pas plus mal, dit Rolerie. Et vous ne vous en portez pas beaucoup mieux.

— Vous ne pouvez pas nous juger, dit Seiko avec sa froideur rancunière ; puis se maîtrisant une fois de plus, elle ajouta : « Il y a du travail à faire. Voulez-vous venir ? »

Rolerie suivit docilement Seiko. Mais, avant de partir, elle se retourna pour jeter un coup d’œil à la grande image. Elle formait un tout, et jamais elle n’avait rien vu qui lui donnât aussi fortement cette impression. Sa complexité ténébreuse, sa tonalité argentée avaient quelque chose d’effrayant qui l’affectait un peu comme faisait la présence d’Agat ; quand il était avec elle, c’est lui qu’elle craignait, et rien d’autre. Rien ni personne d’autre.

Les combattants de Landin étaient partis. Ils avaient quelque espoir de réussir, par des embuscades et une tactique de guérilla, à détourner les Gaal vers le midi en les attaquant sans répit, et à les diriger ainsi vers des victimes moins agressives – espoir si faible qu’en fait les femmes étaient occupées à mettre la ville en état de soutenir un siège. Seiko et Rolerie se présentèrent à la Halle de la Ligue sur la grand-place, et la corvée qui leur fut assignée était d’aider à rassembler les troupeaux de hann éparpillés sur les champs qui s’étendaient au sud de la ville. Vingt femmes partirent en groupe ; en quittant la Halle, chacune reçut une ration de pain et de caillé de hann car elles en avaient pour la journée entière. Le fourrage se faisant rare, les troupeaux s’étaient égaillés loin vers le sud entre la grève et la chaîne côtière. Les femmes firent environ douze kilomètres vers le sud, puis se rabattirent vers Landin en une marche zigzagante qui leur permit de réunir et de ramener au bercail un nombre toujours plus grand de ces petits bestiaux silencieux à longs poils rêches.

Rolerie voyait maintenant les Hors Venues sous un jour nouveau. Elles lui avaient paru délicates et enfantines avec leurs vêtements vaporeux, la vivacité de leurs voix et de leur esprit. Mais là, sur le chaume givré des collines, elles étaient habillées de fourrures et de grègues comme des femmes de race humaine, et, faisant trotter les lents troupeaux poilus contre le vent du nord, elles savaient conjuguer leurs efforts avec habileté et détermination. C’était merveilleux comme elles savaient s’y prendre avec ces animaux : on eût dit qu’elles guidaient leurs pas plutôt qu’elles ne les chassaient devant elles, et cela par une sorte d’ascendant mystérieux. Elles arrivèrent à Landin par la route et en franchirent la porte après le coucher du soleil – une poignée de femmes noyées dans une mer hirsute de bestiaux à l’arrière-train haut placé.

Lorsque les murs de la ville furent en vue, une femme se mit à chanter. Jamais Rolerie n’avait entendu une voix se livrer à ce jeu, monter et descendre en mesure. Elle ferma à demi les yeux, se sentit la gorge serrée, et, sur la route sombre, ses pieds battirent la mesure. Les chanteuses se répondaient au long de la route. Que chantaient-elles ? Une patrie perdue qu’elles n’avaient jamais connue, le tissage d’un drap sur lequel on cousait des bijoux ; la mort de guerriers sur le champ de bataille. Il était question dans une chanson d’une jeune fille que l’amour rendit folle et qui se jeta dans la mer : « Ô vagues qui déferlent au loin sous les flux de la marée !… » Au rythme de leurs voix suaves qui mettaient le malheur en chanson, les vingt femmes, dans la nuit où soufflait la bise, rentrèrent en ville avec leurs troupeaux. C’était marée haute, et sur leur gauche, dans les dunes enténébrées, on entendait le mugissement ouaté du vent. Devant elle des torches flamboyaient sur les murs de la ville, ce qui faisait de ce lieu d’exil un îlot de lumière.

Toute l’alimentation était alors, à Landin, strictement rationnée. Ses habitants prenaient leurs repas en commun dans un des grands bâtiments entourant la grand-place, ou bien, s’ils le préféraient, emportaient leurs rations chez eux. Les femmes qui avaient ramené les troupeaux étaient en retard. Après un repas rapide dans l’étrange édifice appelé Téâtr, Rolerie se rendit avec Seiko Esmite chez la vieille Alla Pasfale. Elle eût préféré aller dans la demeure inhabitée d’Agat et y être seule, mais elle faisait tout ce qu’on lui demandait de faire. Elle était femme d’Autreterrien et prisonnière en liberté surveillée. Pour la première fois de sa vie, elle obéissait.

Il n’y avait pas de feu dans l’âtre, et pourtant la haute pièce était chaude. Des lampes sans mèches brûlaient dans des cages de verre contre le mur. Cette maison, grande comme toute une demeure familiale de Tévar, était habitée par une vieille femme seule. Comment ces gens-là pouvaient-ils supporter pareille solitude ? Comment faisaient-ils pour emprisonner dans leurs murs la chaleur et la lumière de l’été ? Et ils vivaient dans ces maisons toute l’Année, toute leur vie, sans jamais aller à l’aventure, sans jamais coucher sous la tente en pleine nature, sur les glèbes d’été – sans jamais vagabonder… Rolerie redressa sa tête vacillante et regarda la vieille Pasfale à la dérobée : s’était-elle aperçue qu’elle avait failli s’assoupir ? Oui ! Rien ne lui échappait, à cette vieille ; et elle haïssait Rolerie.

D’ailleurs, ils la haïssaient tous, ces Autreterriens, ces Anciens Hors Venus. Ils la haïssaient parce qu’ils aimaient Jacob Agat d’un amour jaloux ; parce qu’il l’avait prise pour épouse ; parce qu’elle était humaine et pas eux.

L’un d’eux parlait de Tévar, mais ce qu’il en disait était tellement étrange qu’elle se refusait à le croire. Elle baissa les yeux, mais son visage dut trahir sa frayeur, car l’un des Anciens, Dermat Autreterre, se tourna vers elle et lui dit : « Rolerie, vous ne saviez pas que Tévar était perdue ? »