Выбрать главу

— J’écoute, murmura-t-elle.

— Nos hommes ont harcelé les Gaal toute la journée sur leur flanc ouest, expliqua le Hors Venu. Les Gaal attaquaient Tévar, et nous, nous attaquions de front leur équipage et les camps dressés par leurs femmes à l’est de la forêt. Cette diversion a détourné de la ville une fraction des combattants, et certains des Tévariens en sont sortis – mais leurs hommes et les nôtres se sont trouvés dispersés. Une partie d’entre eux sont ici ; quant aux autres, nous ne savons pas trop ce qu’ils sont devenus – tout ce que je puis dire, c’est que la nuit est froide et qu’ils sont là-haut sur les collines.

Rolerie demeura silencieuse. Elle était très fatiguée, et elle ne comprenait pas. La Cité d’hiver était prise, détruite. Était-ce possible ? Elle avait quitté les siens ; et maintenant ils étaient tous morts, ou sans abri sur les collines, dans la nuit hivernale. Elle était seule. Les étrangers parlaient interminablement de leurs voix dures. L’espace d’un instant, Rolerie eut une illusion, dont elle ne fut d’ailleurs pas dupe : elle avait une mince pellicule de sang sur ses mains et sur ses poignets. Elle avait la nausée, mais ne sentait plus le sommeil ; de temps à autre il lui semblait, pendant une minute, être au seuil de l’Absence, dans sa première phase. La vieille sorcière, Pasfale, la fixait de ses yeux brillants et froids. Elle se sentait clouée sur place. D’ailleurs, où aller ? Tout le monde était mort.

Puis elle perçut un changement. C’était comme une petite lueur au loin dans la nuit. Elle prononça ces paroles, si bas que seuls ceux qui étaient le plus près d’elle purent les entendre : « Agat arrive. »

— Te parle-t-il en esprit ? demanda Alla Pasfale d’un ton cassant.

Rolerie fixa un endroit de l’espace proche de cette femme qu’elle craignait ; ses yeux ne la voyaient pas. « Il arrive », répéta-t-elle.

— Il est donc sans doute en train de lui lancer un message, Alla, dit celui qu’on nommait Pilotson. On peut dire, jusqu’à un certain point, qu’ils sont connectés.

— C’est stupide ! Hourou.

— Pourquoi stupide ? Il nous a conté que l’autre jour, sur la plage, il a concentré tout son influx sur elle et qu’il a atteint son but. Elle doit avoir un don naturel. Et cela a établi entre eux une connexion.

— Ce serait possible chez un couple humain, dit la vieille femme. Un enfant ne peut recevoir ou émettre un message paraverbal s’il n’a pas été formé à cette discipline, Hourou. Un don naturel ? C’est la chose la plus rare du monde. Et dis-toi bien que c’est une hilfe, pas un être humain.

Pendant ce temps, Rolerie s’était levée, avait quitté le groupe en tapinois et gagné la porte. Elle l’ouvrit. Dehors c’était le vide, la nuit, le froid. Elle regarda vers la rue, et au bout d’un moment distingua un homme qui arrivait en trottinant pesamment. Il entra dans le rayon de lumière jaune qui venait de la porte ouverte, et, tendant la main pour saisir celle de Rolerie, tout essoufflé, il prononça le nom de la jeune fille. Son sourire découvrait la brèche des trois incisives qui lui manquaient ; il avait un bandage noirci autour de la tête sous son bonnet de fourrure ; fatigue et douleur lui donnaient un teint plombé. Il avait passé sur les collines les trois jours et les deux nuits qui s’étaient écoulés depuis l’entrée des Gaal dans la Terre d’Askatévar.

— Apporte-moi de l’eau à boire, dit-il à Rolerie d’une voix douce, puis il entra en pleine lumière tandis que tous ses amis se groupaient autour de lui.

Rolerie trouva la cuisine, et là le roseau de métal surmonté d’une fleur qu’il fallait tourner pour faire couler l’eau du roseau, exactement comme chez Agat. Ne voyant pas de jattes ou de coupes à sa portée, elle releva le bord de sa tunique de cuir, recueillit l’eau dans le creux ainsi formé et l’apporta à son mari. Il but gravement dans sa tunique. Les autres ouvraient des yeux ronds, et Pasfale dit de son ton cassant : « Il y a des coupes dans le placard ». Mais elle avait perdu ses pouvoirs de sorcière. Sa méchanceté tomba comme une flèche perdue. Rolerie s’agenouilla auprès d’Agat pour écouter sa voix.

IX

La guérilla

LE temps s’était réchauffé après la première neige. Il y avait du soleil, un peu de pluie, un vent venant du nord, un brin de gelée nocturne, un temps somme toute comparable à celui de la dernière phase lunaire d’automne. L’hiver n’était pas tellement différent de la saison précédente, et l’on avait de la peine à croire ce que disaient les annales des Années antérieures, où il était question de chutes de neige de trois mètres, de phases lunaires au cours desquelles la glace ne fondait jamais. Ce serait peut-être pour plus tard. Il fallait, pour lors, faire face aux Gaal…

Ils paraissaient ne guère se soucier de la guérilla conduite par Agat, qui pourtant leur avait infligé des pertes sévères par des attaques de flanc. Ils avaient traversé en force la Terre d’Askatévar, campé à l’est de la forêt, et ils donnaient alors, deux jours après leur arrivée, l’assaut à la Cité d’hiver, mais sans la détruire : il était clair qu’ils voulaient sauver des flammes les greniers et les troupeaux, voire les femmes. Ils ne massacraient que les hommes. Le bruit courait, et c’était peut-être exact, qu’ils allaient tenter d’y tenir garnison avec quelques-uns de leurs hommes. Lorsqu’au printemps les Gaal remonteraient vers le nord, ce serait en une marche victorieuse d’une ville à l’autre d’un grand empire.

Ce n’était pas dans le caractère des hilfes, pensait Agat tandis que, caché sous un énorme arbre abattu, il attendait que sa petite armée eût pris position pour livrer, elle aussi, assaut à Tévar. Cela faisait alors deux jours qu’il était en campagne, se battant et se cachant tour à tour. De l’embuscade où il était tombé dans les bois, il avait ramené une côte fracturée, et il en souffrait, si bien bandée fût-elle ; il souffrait aussi d’une blessure superficielle au cuir chevelu, infligée la veille par un Gaal au moyen d’un lance-pierres. Mais les blessures guérissent vite lorsqu’on est immunisé contre l’infection, et Agat ne s’en souciait guère ; il eût fallu, pour l’inquiéter, au moins une artère tranchée. Et s’il avait eu le dessous, dans la forêt, c’était pour avoir subi une commotion cérébrale. Pour le moment, il avait soif et était un peu raide, mais il se sentait l’esprit agréablement alerte durant ce bref repos forcé.

Non, pensait-il, les hilfes ne s’entendaient pas à faire des projets d’avenir. Ils n’avaient pas du temps et de l’espace cette conception linéaire et impérialiste propre à l’espèce humaine. Le temps n’était pour eux qu’une lanterne éclairant leur marche – un pas devant, un pas derrière, le reste étant plongé dans les ténèbres. Le temps, c’était ce jour, le seul jour d’hui dans l’Année immense. Ils n’avaient pas de vocabulaire historique ; ils ne connaissaient qu’aujourd’hui et le « tempassé ». Dans l’avenir ils ne voyaient pas plus loin que la saison prochaine. Ils ne dominaient pas le temps, ils étaient plongés dedans comme une lampe dans la nuit, comme un cœur dans un corps. De même pour l’espace : ce n’était pas pour eux une surface sur laquelle on trace des frontières, mais une Terre, un cœur, une réalité centrée sur le moi, sur le clan, sur la tribu. Cette Terre était entourée de zones qui devenaient plus claires ou plus sombres suivant qu’on s’en approchait ou qu’on s’en éloignait, évanescentes à la limite. Mais il n’y avait pas de lignes de démarcation. Organiser l’avenir, occuper en conquérants des zones d’espace et de temps, non ce n’était pas dans leur caractère. Et c’est pourtant ce qu’ils faisaient. Quelle explication en donner ? Mutation interne ou contagion ? Ces hilfes avaient pu subir l’influence des vieilles colonies nordiques qui avaient lancé chez eux des incursions, l’influence de l’Homme.