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Ce serait bien la première fois, pensait Agat non sans amertume, qu’ils auraient appris de nous quelque chose. Si ça continue, ils nous passeront leurs rhumes. Et ça nous achèvera… comme nos idées peuvent très bien causer leur perte.

Cette amertume qu’il éprouvait contre les Tévariens, c’était un sentiment profond et presque entièrement inconscient : ils lui avaient fracassé la tête et les côtes, avaient rompu leur pacte, et il fallait maintenant qu’il assiste à leur massacre dans leur idiote petite ville de boue. Il s’était senti impuissant à lutter contre eux, et voilà qu’il était presque impuissant à lutter pour eux. Et cette impuissance, il ne la leur pardonnait pas.

À ce moment – tandis que Rolerie s’en retournait vers Landin derrière les troupeaux – il entendit un bruissement derrière lui, dans un creux rempli de feuilles séchées réduites en poussière. Le bruit avait à peine cessé que le lance-javelots d’Agat se trouva pointé vers le creux.

Les explosifs étaient interdits par la loi de l’Embargo culturel, sur quoi les exilés fondaient toute leur éthique. Mais certaines tribus, dans les combats des premières Années, avaient fait usage de lances et de traits empoisonnés. Dans ce domaine, les hommes de Landin avaient donc les mains libres, et leurs savants avaient mis au point des poisons efficaces qui figuraient encore dans l’arsenal du chasseur et du combattant. Ils pouvaient provoquer l’étourdissement, la paralysie, mais aussi la mort instantanée, et c’était le cas de celui dont disposait Agat : il lui fallait cinq secondes, quelques spasmes, pour détruire le système nerveux d’un animal de la taille d’un Gaal. Quant au mécanisme du lance-javelots, il était simple et ingénieux, permettant de faire mouche jusqu’à un peu plus de cinquante mètres. « Hors de là ! » cria Agat en direction du trou silencieux, grimaçant de ses lèvres encore enflées. Tout compte fait, il était prêt à tuer un hilfe de plus.

— Autreterre ?

Un hilfe sortit des buissons gris de branches mortes qui le cachaient, et se tint debout, bras ballants. C’était Oumaksuman.

— Merde ! dit Agat, abaissant son arme, mais pas complètement. Il fut agité un moment d’une crispation de violence réprimée.

— Autreterre, dit le Tévarien d’une voix rauque, dans la tente de mon père… nous étions amis.

— Et ensuite… dans les bois ?

Gris de faim et d’épuisement, ses cheveux blonds tout souillés, sa grande carcasse lourdement dressée, l’indigène restait immobile et coi.

— J’ai entendu ta voix parmi les autres. Si vous vouliez venger l’honneur de votre sœur, vous auriez pu le faire l’un après l’autre. Agat avait toujours le doigt sur la détente ; mais lorsque Oumaksuman répondit, son expression changea. Il n’avait pas escompté une réponse.

— Je n’étais pas de la bande. J’ai suivi les autres pour les empêcher de te tuer. Il y a cinq jours, j’ai tué Ukwet, mon neveu par le sang, qui était leur meneur. Depuis lors, je suis sur les collines.

Agat désarma son lance-javelots et détourna les yeux.

— Viens ici, dit-il au bout d’un moment. C’est alors seulement qu’ils se rendirent compte qu’ils étaient restés debout à se parler à haute voix au mépris des éclaireurs gaal dont le coin était infesté. Agat partit d’un long rire étouffé tandis que Oumaksuman se glissait avec lui sous le refuge du tronc d’arbre. « Ami ou ennemi, baste ! Qu’importe ? » dit-il. « Tiens. » Et il sortit de son havresac un quignon de pain qu’il tendit au hilfe. « Je suis marié avec Rolerie depuis trois jours. » Silencieusement, Oumaksuman prit le pain et le dévora ; il était visiblement affamé.

— Quand tu entendras siffler de la gauche, là-bas, nous allons tous nous élancer vers cette brèche, là, à l’angle du mur nord, et parcourir la ville pour recueillir autant de Tévariens que possible. Les Gaal nous cherchent du côté des marais, car c’est là que nous étions ce matin. Ce sera notre seule incursion dans la ville. Tu viens ?

Oumaksuman fit un signe de tête affirmatif.

— Tu es armé ?

Oumaksuman montra sa hache. Accroupis côte à côte, sans mot dire, ils regardaient les toits en flammes et les grappes humaines qui s’enchevêtraient et démarraient par à-coups dans les allées de la petite ville en ruine sur la colline qui leur faisait face. Le ciel était tendu d’un rideau gris qui faisait écran au soleil ; le vent était chargé d’une fumée âcre.

Un sifflement aigu retentit sur la gauche. Les collines bordant Tévar à l’ouest et au nord fourmillèrent soudain de silhouettes éparpillées qui, ramassées sur elles-mêmes, dévalèrent vers la combe, puis en remontèrent l’autre versant, franchirent en masse la brèche et pénétrèrent dans la ville, où tout n’était que ruines et confusion. En faisant leur jonction à la brèche, les hommes de Landin se groupèrent en équipes de cinq à vingt hommes, qui, sans jamais se désunir, attaquaient les Gaal avec des lance-javelots, des bolos et des couteaux, ou bien emmenaient avec eux vers la porte de la cité toutes les femmes et tous les enfants tévariens qu’ils trouvaient. Leur action était si rapide et si sûre qu’on eût dit qu’elle avait été préparée par une répétition ; les Gaal, occupés à mater les dernières résistances, furent pris au dépourvu.

Agat et Oumaksuman se tinrent les coudes, une grappe de huit ou dix hommes se joignit à eux et, après avoir traversé la « place-où-l’on-bat-pierres » et longé un étroit chemin en tunnel menant à une place plus petite, ils firent irruption dans une des grandes demeures familiales. L’un après l’autre, ils sautèrent dans l’escalier de terre. Il faisait sombre dans le souterrain, et des hommes à face blanche dont la chevelure en forme de corne s’ornait de plumes rouges entrelacées s’avancèrent en hurlant et en brandissant des haches pour défendre leur butin. Agat envoya son javelot droit dans la gueule ouverte de l’un d’entre eux ; et il vit Oumaksuman abattre un bras de Gaal d’un coup de hache comme on coupe une branche d’arbre. Puis le silence se fit. Des femmes étaient accroupies, muettes dans la pénombre. Un bébé n’en finissait pas de hurler. « Venez avec nous ! » cria Agat. Certaines femmes firent un mouvement vers lui, mais, à sa vue, s’arrêtèrent net.

Oumaksuman surgit à ses côtés dans la lueur pâle filtrant par l’entrée, un lourd chargement sur le dos. « Venez avec les enfants ! » rugit-il, et, reconnaissant sa voix, on lui obéit aussitôt. Agat rassembla les Tévariens dans l’escalier, disposant ses hommes en file pour les protéger. À son commandement, ils s’élancèrent de la demeure familiale en direction de la porte de la cité. Les Gaal ne firent rien pour les arrêter ; cette troupe étrange de femmes, d’enfants et d’hommes galopait sous la conduite d’Agat, qui, armé d’une hache de Gaal, protégeait Oumaksuman, lequel portait sur ses épaules un grand corps aux membres ballants, celui du vieux chef, son père Wold.

Ils sortirent de la ville, traversèrent, sur l’ancien campement des hilfes, un groupe de Gaal qui leur firent une haie punitive, et précédés et suivis d’autres petites troupes éparpillées de combattants réchappés de Landin, ils se réfugièrent dans les bois. Le raid sur Tévar n’avait pris en tout que cinq minutes.

La forêt n’était pas sûre. La route de Landin était parsemée d’éclaireurs et de soldats ennemis. Réfugiés et libérateurs se dispersèrent donc en éventail dans les bois en direction du sud, isolément ou par deux. Agat resta avec Oumaksuman, qui ne pouvait se défendre en raison de son chargement. Ils ne rencontrèrent pas d’ennemis, mais ce fut une marche pénible dans les broussailles de cette forêt qui s’ordonnait en nefs grisaillantes de cathédrale ou s’enflait de mamelons, mais où l’on se heurtait toujours à des troncs abattus, à des branches mortes enchevêtrées et à des buissons momifiés. Loin derrière eux on entendait une voix de femme pousser des cris aigus, interminablement.