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Il leur fallut longtemps pour décrire un demi-cercle vers le sud et l’ouest à travers la forêt, franchir les crêtes et virer enfin vers le nord pour gagner Landin. Lorsque Oumaksuman n’en pouvait plus, Wold marchait un peu, mais il ne pouvait le faire que très lentement. Lorsqu’ils sortirent des arbres, ils virent les lumières de la Cité d’exil flamboyer au loin, dans les ténèbres où mugissait le vent. Traînant à moitié le vieillard, ils cheminèrent péniblement à flanc de coteau et arrivèrent à la porte des Terres.

— Hilfes en vue ! crièrent les gardes ; c’est qu’ils s’en trouvaient encore assez loin, mais pas trop pour avoir repéré les cheveux blonds d’Oumaksuman. Ils virent ensuite Agat et on les entendit crier : « L’Autreterre ! l’Autreterre ! »

Ses amis allèrent à sa rencontre et il fut escorté pour son entrée dans la cité par ces hommes qui avaient combattu à ses côtés, obéi à ses ordres et sauvé sa peau pendant trois jours de guérilla dans les bois et sur les collines.

Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, ces quatre cents hommes submergés par un ennemi qui inondait la région telle une vaste migration d’animaux – quinze mille hommes suivant l’estimation d’Agat. Quinze mille combattants, soixante à soixante-dix mille Gaal en tout, avec leurs tentes, leurs marmites, leurs litières, leurs troupeaux de hann, leurs couvertures de fourrure, leurs haches, leurs brassards, leurs berceaux de bois, leurs boîtes d’amadou, tout leur misérable attirail, et leur peur de l’hiver, et leur faim. Agat avait vu des femmes, dans leurs campements, recueillir du lichen mort sur des troncs d’arbres et le manger. Il lui paraissait invraisemblable que la petite Cité d’exil pût être encore debout, épargnée par ce torrent de violence et de voracité, avec ses torches enflammées sur ses portes de fer et de bois sculpté, ses hommes qui étaient là pour l’accueillir.

Il essaya de leur raconter ce qui s’était passé les trois derniers jours : « Nous nous sommes trouvés hier après-midi sur leur sillage. » Tout lui paraissait irréel, les mots qu’il prononçait, cette pièce chaude, les visages de ces hommes et de ces femmes qu’il avait connus toute la vie, qui l’écoutaient. « Le… le sol, là où ils étaient passés en masse le long de certaines vallées étroites… était comme s’il y avait eu un éboulement. De la boue. Rien. Tout réduit en poussière, réduit à néant…»

— Comment peuvent-ils tenir ? Que mangent-ils ? marmonna Hourou.

— Les provisions d’hiver des villes dont ils s’emparent. Il ne reste plus rien dans les champs, les récoltes sont rentrées et le gros gibier a émigré vers le sud. Il leur faut piller toutes les villes sur leur passage et dévorer les troupeaux de hann, sous peine de mourir de faim avant d’être sortis des terres enneigées.

— Alors, ils vont venir ici, dit avec flegme un des Autreterriens.

— Sans doute. Demain ou après-demain. C’était la vérité, mais cela aussi lui paraissait irréel. Il se passa la main sur le visage, et sentit qu’il était crasseux, rigide, et que ses lèvres endolories n’étaient pas cicatrisées. Il avait pensé qu’il était tenu de rendre compte de sa mission au Conseil qui gouvernait Landin, mais il était si fatigué qu’il ne put en dire davantage, ni entendre ce que les autres disaient. Il se tourna vers Rolerie, silencieusement agenouillée auprès de lui. Sans lever ses yeux d’ambre, elle lui dit avec une grande douceur : « Tu devrais rentrer à la maison, Autreterre. »

Il n’avait pas pensé à elle pendant ces heures interminables occupées à lutter, à courir, à tirer, à se cacher dans les bois. Il la connaissait depuis deux semaines ; il ne lui avait guère parlé que trois fois un peu longuement ; il avait couché une fois avec elle, l’avait prise pour épouse au petit matin dans la Halle de Justice, cela faisait trois jours, et l’avait quittée une heure plus tard pour aller se battre. D’elle, il ne savait pas grand-chose, et elle n’était même pas de son espèce. Encore quelques jours et ils seraient probablement morts tous les deux. Il rit de son rire silencieux, posa sa main avec douceur sur celle de la jeune femme et lui dit : « Oui, emmène-moi à la maison. » Silencieuse, délicate, créature lointaine, elle se leva et l’attendit pendant qu’il prenait congé des Autreterriens.

Il lui avait appris que Wold, Oumaksuman et quelque deux cents autres réchappés de la Cité d’hiver, qu’ils se fussent sauvés ou eussent été libérés, se trouvaient maintenant à Landin dans des centres de réfugiés. Elle n’avait pas demandé à les y rejoindre. Comme ils grimpaient la rue à forte pente qui menait de la maison d’Alla à la sienne, elle demanda : « Pourquoi es-tu entré dans Tévar pour en sauver les habitants ? »

— Pourquoi ? Bien que la question lui parût étrange, Agat répondit : « Parce qu’ils ne voulaient pas se sauver tout seuls. »

— Ce n’est pas une raison, Autreterre.

En dépit de son air soumis et timide d’indigène toute dévouée à son maître et seigneur, Agat s’apercevait qu’elle était en réalité opiniâtre, volontaire et très fière. Elle parlait avec douceur, mais disait exactement ce qu’elle voulait dire.

— Si, Rolerie, c’est une raison. On ne va tout de même pas regarder ces salauds tuer les gens à petit feu sans lever le petit doigt. En tout cas, je veux me battre, je veux riposter…

— Mais cette ville ? Comment vas-tu nourrir tous ces réfugiés ? Si les Gaal assiègent Landin, ou plus tard en plein hiver ?

— Nous avons de quoi les nourrir. Ce n’est pas ça qui nous inquiète. Ce qu’il nous faut, ce sont des hommes.

Il trébuchait un peu de lassitude. Mais l’air pur et froid de la nuit lui avait éclairci l’esprit, et il sentit sourdre en lui une joie qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Ce réconfort, cette gaieté du cœur, il avait l’impression qu’il les devait à la présence de sa femme. Cela faisait trop longtemps qu’il était responsable de tout. Cette femme, cette étrangère, cet être d’une autre espèce, d’un autre sang, d’une autre mentalité, cette créature qui ne partageait ni son pouvoir, ni son éthique, ni ses connaissances, ni son exil, qui n’avait rien de commun avec lui, elle s’était pourtant unie à lui intégralement et immédiatement en dépit du gouffre qui les séparait. On eût dit que s’ils avaient pu se rencontrer c’était parce qu’ils étaient si différents et si étrangers l’un à l’autre, et que leur union avait été pour chacun d’eux une libération.

Sa porte n’était pas fermée à clef. Ils entrèrent. Aucune lumière n’éclairait la haute maison étroite de pierre grossièrement taillée. Elle se dressait là depuis trois Années, soit cent quatre-vingts phases lunaires ; son arrière-grand-père y était né, puis son grand-père, son père, lui-même enfin. Elle lui était aussi familière que son propre corps. Pénétrer dans cette demeure avec sa femme, cette nomade qui, normalement, n’aurait jamais eu d’autre chez-soi qu’une tente, ici ou là sur une colline, ou bien dans les lapinières grouillantes enterrées sous la neige, lui procurait un plaisir particulier. Il éprouvait envers elle une tendresse qu’il ne savait guère comment exprimer. Sans le vouloir, il prononça son nom, non pas à voix haute mais paraverbalement. Aussitôt elle se tourna vers lui dans l’obscurité du hall et le regarda en face. Autour d’eux, la maison était calme et la ville silencieuse. En esprit il l’entendit prononcer, elle aussi son propre nom : Agat. C’était comme un murmure dans la nuit, un contact à travers le gouffre.