Выбрать главу

— Regarde, dit un garçon d’une voix émerveillée. Ils ne pouvaient déjà plus voir l’extrémité de la rue. La Halle de la Ligue n’était distante que d’un pâté de maisons, et pourtant ses lumières se réduisaient à une faible lueur jaunâtre.

— Nous aurons tout l’hiver pour regarder ça, dit un autre garçon. Si nous vivons jusque-là ! Venez donc ! On doit être en train de distribuer la soupe à la Halle.

— Tu viens ? dit le plus jeune à Rolerie.

— Les miens sont dans l’autre maison, le Téâtr, je crois.

— Non, nous mangeons tous à la Halle, pour simplifier le travail. Allons, viens ! Les garçons étaient timides et brusques, traitant la jeune femme en camarade. Elle partit avec eux.

La nuit était tombée de bonne heure ; le jour se leva tard. Rolerie s’éveilla dans la maison d’Agat, à ses côtés, et vit une lumière grise sur les murs gris, des rais d’une lueur blafarde filtrant par les volets qui cachaient les fenêtres de verre. Le silence était absolu. Pas le moindre bruit, ni dans la maison ni au-dehors. Comment une cité assiégée pouvait-elle être à ce point silencieuse ? Le siège, les Gaal, tout cela paraissait bien loin, chassé par cette étrange accalmie de l’aube. Rolerie était bien au chaud, Agat profondément endormi à ses côtés. Elle se tenait parfaitement immobile.

On frappa en bas, sur la porte, à coups répétés, des voix retentirent. Le charme était rompu ; c’était la fin d’un heureux interlude. On appela Agat. Elle le réveilla, ce qui n’était pas une mince affaire. Enfin il se leva, encore si ensommeillé qu’il n’y voyait plus clair, ouvrit la fenêtre et les volets, laissant entrer la lumière du jour.

Troisième jour de siège, premier jour de tempête. Il y avait dans les rues un pied de neige, et elle tombait, elle tombait toujours, parfois en une chute épaisse et calme, le plus souvent chassée par un cinglant vent du nord. Collines, forêts, champs, tout avait disparu ; le ciel aussi. Les toits les plus proches s’estompaient dans la blanchaille. La neige tombée, la neige qui tombait, c’était tout ce que l’on pouvait voir, et cela à une petite distance ; au-delà, il n’y avait plus rien.

À l’ouest la marée reculait, reculait toujours, et sa rumeur se fondait dans celle de la tempête silencieuse. La chaussée s’incurvait dans le vide. Le Roc était invisible. Ni ciel ni mer. La neige tombait en oblique sur les falaises sombres, cachant les sables.

Agat fixa les volets, ferma la fenêtre et se tourna vers Rolerie. Il avait le visage encore détendu par le sommeil, la voix rauque. « Ils ne sont pas partis, c’est impossible », murmura-t-il. Pourtant, il avait bien entendu ses amis de la rue lui crier : « Les Gaal sont partis, ils ont décampé, ils filent vers le sud… »

Comment le savoir ? Du haut des murs de Landin, on ne voyait que la tempête. Mais plus loin, cachés par cette tempête de neige, il pouvait y avoir un millier de tentes dressées en attendant qu’elle prît fin – mais peut-être les Gaal étaient-ils partis ?

Quelques éclaireurs franchirent les remparts au moyen de cordes. Trois d’entre eux déclarèrent à leur retour qu’ils étaient montés vers la crête jusqu’à la forêt et qu’ils n’avaient pas vu de Gaal ; ils étaient revenus parce qu’ils ne voyaient pas la ville, même à cent mètres. Le quatrième ne revint pas. Capturé ? Perdu dans la tempête ?

Les Autreterriens se réunirent dans la bibliothèque de la Halle ; suivant la tradition, tous les citoyens étaient admis à assister, et même à participer, aux délibérations. Le Conseil des Autreterriens n’avait plus que huit membres au lieu de dix. Jonkendy Li était mort, et Haris aussi, le plus jeune et le plus âgé. Pilotson étant de garde à une porte, il n’y avait que sept conseillers présents, mais une foule d’auditeurs silencieux.

— Ils ne sont pas partis… Ils ne sont pas tout près de la cité… Quelques-uns… sont… Alla Pasfale parlait d’une voix pâteuse, on voyait palpiter une veine de son cou, son visage était d’un gris terreux. De tous les Hors Venus, c’est elle qui savait le mieux, comme ils disaient, entendre en esprit ; elle savait capter les pensées des hommes à une distance plus grande qu’aucun autre, et elle était capable de le faire sans que ceux dont elle écoutait les pensées en fussent conscients.

C’est défendu, avait dit Agat il y avait quelque temps – une semaine, peut-être ? – et il s’était élevé contre cette façon de découvrir si les Gaal campaient encore aux approches de Landin. « Nous n’avons jamais violé cette loi », dit-il, « jamais encore tout au long de notre exil. » Et il ajouta : « Nous saurons où sont les Gaal dès qu’il cessera de neiger ; en attendant, nous n’avons qu’à monter la garde. »

Mais les autres n’étaient pas d’accord, et leur volonté prévalut. Rolerie fut ahurie et désolée de le voir céder et accepter leur choix. Il avait essayé de lui expliquer pourquoi il y était tenu, précisant qu’il n’était le chef ni de la cité ni du Conseil, que dix Autreterriens étaient choisis pour gouverner ensemble, mais tout cela n’avait pour elle aucun sens. De deux choses l’une : ou bien Agat était leur chef, ou bien il ne l’était pas ; et, s’il ne l’était pas, ils étaient perdus !

La vieille femme se tortilla, l’œil hagard, essayant d’exprimer par des mots ce qu’elle entrevoyait des pensées de cerveaux étrangers qui se formulaient en une langue étrangère, puis ce qu’elle saisit en un éclair, sans le secours de mots intelligibles, concernant une certaine sensation tactile – ce que touchaient les mains d’une autre créature… « Je tiens… je tiens… l… ligne… corde… » balbutia-t-elle.

Rolerie frissonna de peur et de dégoût, Agat s’était détourné d’Alla, replié sur lui-même.

Enfin, Alla se tut et se calma, longtemps elle resta la tête baissée.

Seiko Esmite versa à chacun des sept Autreterriens et à Rolerie leur petite coupe de té cérémonielle ; et, après l’avoir à peine touchée des lèvres, chacun la passa à un concitoyen, qui la tendit à un autre, et ainsi de suite jusqu’à épuisement. Rolerie regarda, fascinée, la coupe que lui avait donnée Agat avant d’y boire et de la passer au suivant. Bleue, frêle comme une feuille, elle laissait passer la lumière comme un joyau.

— Les Gaal sont partis, dit Alla Pasfale tout haut, levant son visage ravagé. Ils sont en route maintenant, dans une vallée entre deux Terres… j’ai perçu cela très nettement.

— La vallée de la Giln, murmura un des hommes. À environ dix kilomètres au sud des Marais.

— Ils fuient l’hiver. Les murs de la cité n’ont plus rien à craindre.

— Mais la loi est violée, dit Agat, dont la voix avait pris un son rauque et tranchait sur le murmure général d’espoir et de jubilation. « Les murs, c’est moins grave, cela peut se réparer… »

Rolerie descendit avec lui l’escalier et ils traversèrent la vaste salle de réunion, alors encombrée de tables à tréteaux, car elle servait de réfectoire aux citoyens, avec ses horloges dorées et ses motifs, incrustés de cristal, de planètes décrivant des cercles autour de leurs soleils. « Rentrons à la maison », dit Agat. Ils revêtirent les grands manteaux de fourrure à capuchon qui, provenant des magasins des sous-sols de la Halle Ancienne, avaient été distribués à tous, et ils sortirent sur la grand-place pour en affronter le vent aveuglant. À peine avaient-ils fait dix pas qu’ils virent surgir du blizzard un personnage grotesque au masque blanc strié de rouge, qui criait : « La Porte des Mers !… ils sont dans nos murs à la Porte des Mers !… »

Agat jeta un bref coup d’œil à Rolerie et disparut dans la tempête. Au bout d’un moment, on entendit, là-haut dans la tour, un immense bruit de métal frappant le métal, bruit retentissant bien qu’assourdi par la neige. La cloche, ainsi appelaient-ils ce grand bruit, et ils en avaient appris tous les signaux avant le début du siège. Quatre coups, cinq coups : silence ; encore cinq coups et encore cinq : tous les combattants à la Porte des Mers.