Peu sensible au vertige, Agat était l’un des meilleurs à ce jeu sur les toits. La neige rendait glissantes les tuiles fortement inclinées, mais comment résister au plaisir de faire mouche sur un Gaal avec une bonne flèche ; quant au risque d’y laisser sa peau, il n’était pas plus élevé que dans d’autres versions de ce sport, jouer à cache-cache au coin des rues ou jouer les fantômes dans les maisons.
Sixième jour de siège, quatrième jour de tempête. Il tombait une neige fine et clairsemée chassée par le vent. Température : -4° ; vitesse du vent : plus de 100 km/h par rafales – cela d’après les thermomètres et anémomètres qui se trouvaient dans la salle des Archives de la Halle Ancienne, dont les sous-sols servaient à présent d’hôpital. Dehors soufflait un vent redoutable ; il vous cinglait le visage, le criblait de neige fine comme l’eût fait un gravier, lançait cette neige en tourbillons par les fenêtres dont les vitres avaient été brisées et dont les volets avaient été arrachés pour faire un feu de camp, l’amoncelait sur les planchers éventrés. La ville était sans chaleur, exsangue, famélique, sauf dans les quatre bâtiments de la grand-place. Les Gaal se blottissaient les uns contre les autres dans les pièces vides, brûlaient des paillassons et des débris de portes, des volets et des bahuts au milieu des planchers, et attendaient la fin de la tempête. Ils n’avaient pas de provisions… le peu de nourriture qu’ils avaient était parti avec la Sudaison. Quand le temps changerait, ils pourraient chasser, exterminer ce qui resterait d’habitants à Landin, et ensuite vivre de leurs provisions d’hiver. Mais tant que la tempête était là, c’était la famine pour les assaillants.
Ils tenaient la chaussée, ce qui leur allait très bien ! Du haut de la Tour de la Ligue, les guetteurs avaient observé leur unique équipée, bien hésitante, contre le Roc – vite terminée par une pluie de lances et la manœuvre d’un pont-levis. Rares étaient ceux qu’on avait vus s’aventurer à marée basse sur la plage dominée par les falaises de Landin ; sans doute avaient-ils vu déferler la marée montante et n’avaient-ils aucune idée de la fréquence du phénomène et de l’heure de sa prochaine manifestation, car ce n’étaient pas des marins. Le Roc n’était donc pas menacé. Les paraverbalistes les plus qualifiés s’étaient mis en communication avec certains des hommes et des femmes retranchés sur l’île : rien à signaler, pas d’enfants malades, les pères anxieux pourraient être rassurés. Côté Roc, tout allait bien. Mais, quant à la cité, l’ennemi y avait ouvert une brèche, elle était envahie, occupée ; plus d’une centaine de ses habitants avaient déjà trouvé la mort dans sa défense et les autres étaient pris au piège dans quelques bâtiments. Neige, ombres et sang.
Jacob Agat était blotti dans une pièce aux murs gris. Il ne s’y trouvait qu’une litière de nattes de feutre toutes déchirées et de verre brisé saupoudré de neige fine. La maison était silencieuse. Sous les fenêtres il manquait quelque chose : la paillasse où il avait dormi une seule nuit avec Rolerie ; c’était elle qui l’avait réveillé le matin. Blotti dans ce coin, étranger dans sa propre demeure où il faisait figure de cambrioleur, il pensait à Rolerie avec une douloureuse tendresse. Il avait dit autrefois – ça semblait bien loin, et il y avait peut-être douze jours de cela – dans cette même pièce, qu’il ne pouvait se passer d’elle, et à présent il n’avait même pas le temps – ni le jour ni même la nuit – de penser à elle. Je veux penser à elle tout de suite, au moins penser à elle, dit-il rageusement en silence ; mais sa seule pensée était qu’ils étaient nés l’un et l’autre au mauvais moment, à la mauvaise saison. Ce n’était pas lorsque débutait la saison de la mort que l’on pouvait commencer à s’aimer…
Un vent acariâtre sifflait sur les fenêtres brisées. Agat frissonna. Il avait eu chaud toute la journée, mis à part les moments où il était gelé. Le thermomètre baissait encore et un grand nombre de ceux qui combattaient sur les toits attrapaient ce que les vieux appelaient des gelures. Mieux valait remuer, se dit Agat, et ne pas penser. Il se dirigea vers la porte par la force de l’habitude, se ressaisit et s’en alla à pas feutrés vers la fenêtre par laquelle il était entré. Au rez-de-chaussée de la maison voisine campait un groupe de Gaal. Agat voyait un dos ennemi près de la fenêtre. Une race blonde ; les cheveux étaient traités au goudron ou à la poix, ce qui les fonçait et les raidissait, mais le cou penché, musculeux, que voyait Agat était blanc. Étrange : il n’avait jamais pu voir ses ennemis de près. Ou bien l’on tire de loin, ou bien on frappe pour se dérober aussitôt ; et dans un corps à corps comme celui de la Porte des Mers, on ne voit rien parce que l’on est trop proche et que l’action est trop rapide. Leurs yeux, par exemple ? Jaunâtres ou couleur d’ambre comme ceux des Tévariens ? Agat avait l’impression qu’ils étaient plutôt gris. Mais ce n’était pas le moment de s’en assurer. Il grimpa sur le rebord de la fenêtre, se hissa sur le pignon d’un seul rétablissement et sortit de chez lui par le toit.
Le chemin qu’il suivait habituellement pour se rendre à la grand-place était bloqué, les Gaal ayant pris goût, eux aussi, à la guérilla des toits. Agat distança assez rapidement tous ses poursuivants sauf un, qui, armé d’un lance-dards, atterrit sur ses talons après avoir franchi d’un bond une brèche de huit pieds entre deux toitures, obstacle qui avait arrêté les autres. Agat dut se laisser tomber dans une ruelle, se relever prestement et prendre ses jambes à son cou.
Sur la barricade de la rue Esmite, un défenseur était prêt à accueillir ceux qui fuyaient ainsi l’ennemi ; il lança une échelle de corde et Agat y grimpa précipitamment. Juste comme il en atteignait le haut, un dard se ficha dans sa main droite. Il se laissa glisser derrière la barricade, arracha le dard, suça la plaie et cracha. Les Gaal n’avaient pas de flèches ou de dards empoisonnés, mais ils recueillaient et utilisaient ceux que les hommes de Landin leur décochaient, dont certains, naturellement, étaient empoisonnés. Où trouver plus éclatante illustration d’une des raisons ayant présidé à la loi de l’Embargo ? Agat connut quelques minutes bien inconfortables tandis qu’il attendait le choc de la première crampe ; rien ne vint, il avait de la chance, mais il commença à souffrir de cette vilaine petite blessure à la main – la main avec laquelle il tirait.
On servait à dîner dans la salle de réunion aux horloges dorées. Agat n’avait pas mangé depuis le lever du jour. Il se sentait affamé – du moins jusqu’au moment où il se trouva assis à une table devant sa jatte de bhan chaud et de viande salée, car alors il ne put rien manger. Il n’avait pas envie de parler non plus, mais cela valait mieux que de manger, aussi parla-t-il à tous ceux qui se rassemblaient autour de lui. Enfin la cloche de la tour sonna l’alerte – nouvelle attaque.
Comme d’habitude, il y eut plusieurs vagues d’assaut de barricade en barricade ; et comme toujours l’attaque fit long feu. Comment mener une offensive prolongée lorsqu’il faut aussi lutter contre les éléments déchaînés ? Ces raids mouvants, crépusculaires, avaient pour objet, sans doute, le franchissement d’une barricade momentanément mal défendue, n’eût-ce été que par un ou deux hommes, qui auraient ouvert les massives portes de fer donnant accès à la Halle Ancienne, sur sa face arrière. La nuit venue, les assaillants disparurent. Du haut des fenêtres supérieures de la Halle Ancienne et du Collège, les archers continuèrent à tirer, puis annoncèrent que l’ennemi avait évacué les rues. Comme toujours quelques défenseurs avaient été tués ou blessés : un arbalétrier délogé de sa fenêtre par une flèche décochée d’en bas, un garçon qui, s’aventurant sur le sommet d’une barricade pour mieux tirer, avait reçu dans le ventre une lance à pointe de fer ; et plusieurs blessures légères. Chaque jour des hommes étaient ainsi tués ou blessés, chaque jour diminuait le nombre des combattants et des défenseurs… déjà trop peu nombreux.