Agat, une fois de plus, était en nage et frissonnant après le combat. La plupart de ceux que l’alerte avait arrachés à leur repas s’en furent le terminer. Mais Agat était dégoûté de la nourriture, il ne songeait qu’à en éviter l’odeur. Sa main écorchée se remettait à saigner chaque fois qu’il s’en servait. Excellente excuse pour descendre à la salle des Archives, au sous-sol de la Halle Ancienne, pour se faire panser par le rebouteux.
C’était une grande pièce à plafond bas, maintenue jour et nuit à la même température, toujours sous une lumière douce et égale, idéale pour la conservation des vieux instruments et documents, et aussi comme infirmerie. Les blessés étaient couchés sur des paillasses improvisées jonchant le plancher feutré, îlots de sommeil et de souffrance éparpillés dans le silence de la longue salle. Et Agat vit sa femme venir à lui comme il en avait eu l’espoir. En la voyant, réellement, de ses propres yeux, il ne fut pas envahi par cette tendresse douloureuse qu’il ressentait lorsqu’il pensait à elle, mais par une sensation de plaisir intense.
— Rolerie, dit-il entre ses dents ; et il se tourna aussitôt vers Seiko et le rebouteux Wattock pour leur demander des nouvelles de Hourou Pilotson. Il ne savait plus que faire de son bonheur, il en avait le vertige.
— Sa blessure se développe, murmura Wattock. Agat le regarda tout étonné, puis comprit qu’il parlait de Pilotson. « Se développe ? » répéta-t-il sans comprendre, et il alla s’agenouiller au chevet de Pilotson.
Pilotson leva les yeux vers lui.
— Comment ça va, Hourou ?
— Tu as commis une grosse faute, dit le blessé.
Depuis toujours ils se connaissaient, ils étaient amis. Agat vit tout de suite à quoi Pilotson faisait allusion, sans erreur possible : son mariage. « Ça n’aurait pas changé grand-chose », répondit-il enfin. Mais il n’en dit pas davantage ; il ne voulait pas se justifier.
— Il n’y en a pas assez, il n’y en a pas assez, dit Pilotson.
C’est alors seulement qu’Agat se rendit compte que Pilotson n’avait plus sa tête à lui. « Ne t’inquiète pas, Hourou ! » dit-il avec tant d’autorité que Pilotson, au bout d’un moment, soupira et ferma les yeux, paraissant accepter cette formule passe-partout qu’on adresse aux anxieux. Agat se leva et rejoignit Wattock. « Tiens, bande-moi cette main pour arrêter l’hémorragie… Et Pilotson, qu’est-ce qu’il a ? »
Rolerie apporta de la toile et du ruban. Wattock banda la main d’Agat en deux temps, trois mouvements.
— Autreterre, dit-il, je ne sais pas. Les Gaal doivent avoir un poison contre lequel nos antidotes sont impuissants. Je les ai tous essayés. Pilotson Autreterre n’est pas le seul. Les blessures ne se cicatrisent pas ; elles enflent. Tiens, regarde ce garçon, c’est pareil. » Le petit blessé, âgé d’environ seize ans, victime des combats de rues, paraissait s’empoigner avec un cauchemar. Il avait été blessé à la cuisse par un coup de lance, et sa plaie ne saignait pas, mais, chose étrange, il en irradiait des sortes de filets rouges sous-cutanés, et elle était très chaude au toucher.
— Tu as vraiment essayé les antidotes ? demanda Agat, se détournant du blessé au visage convulsé.
— Tous. Tu sais ce que ça me rappelle, Autreterre ? La blessure que t’a faite au début de l’automne un kloès que tu pourchassais sur un arbre. Tu t’en souviens ? Peut-être tirent-ils un poison du sang ou des sécrétions de cet animal. Peut-être ces blessures vont-elles se résorber comme la tienne autrefois… Oui, voici ta cicatrice. Quand il avait l’âge de ce garçon, expliqua Wattock à Seiko et à Rolerie, il a poursuivi un kloès sur un arbre, et les égratignures qu’il en a reçues, pourtant apparemment bénignes, ont provoqué une inflammation, une vraie maladie. Mais ça s’est résorbé en quelques jours.
— Cette blessure-ci ne va pas guérir, dit Rolerie à Agat, d’une voix douce.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Autrefois, j’aimais… regarder travailler la guérisseuse de mon clan. J’ai appris certaines choses… Ces raies rouges, là sur sa jambe, c’est ce qu’on appelle les sillons de la mort.
— Tu connais donc ce poison, Rolerie ?
— Je ne crois pas que ce soit un poison. Toute blessure assez profonde peut causer ce mal. Même une petite plaie qui ne saigne pas, ou qui s’infecte. C’est le mal rouge…
— C’est de la superstition, dit le vieux rebouteux avec violence.
— Nous n’attraperons pas le mal rouge, Rolerie, lui dit Agat, l’éloignant du vieux docteur indigné, un peu comme s’il voulait la protéger. « Nous avons une… »
— Oui, mais ce garçon et Pilotson Autreterre ont bien le mal rouge ! Viens voir… Elle conduisit Agat auprès d’un des Tévariens blessés ; c’était un petit homme d’un certain âge et d’humeur souriante, qui ne demanda pas mieux que de montrer à Agat l’endroit où s’était trouvée son oreille gauche avant d’être tranchée d’un coup de hache. La plaie était en voie de cicatrisation, mais enflée, chaude, suintante…
Machinalement, Agat mit la main à sa propre blessure au cuir chevelu, qui était restée sans soins.
Wattock les avait suivis. Foudroyant des yeux la jeune hilfe, cette pauvre innocente, il dit : « Ce que les indigènes appellent le mal rouge n’est naturellement qu’une infection bactérienne. Tu as pourtant étudié ça à l’école, Autreterre. Comme les êtres humains ne sont susceptibles d’être infectés par aucune bactérie, aucun virus de cette planète, que peuvent-ils craindre ? Une agression contre leurs organes vitaux, la perte de leur sang ou les poisons chimiques – contre quoi nous avons des antidotes… »
— Mais le jeune homme est mourant, Ancien, dit Rolerie de sa voix douce et inflexible. La plaie n’a pas été nettoyée avant d’être cousue…
Le vieux docteur était fou de rage, crispé. « Retourne chez les tiens, je sais comment soigner les humains et je n’ai pas besoin de tes leçons !
— Silence ! Ça suffit ! dit Agat. Rolerie, si l’on peut ici se passer un moment de tes services, peut-être pourrions-nous… Il allait dire rentrer à la maison. « … Aller dîner », termina-t-il sans plus de précisions.
Elle n’avait pas mangé ; il prit avec elle quelque nourriture dans la salle de réunion. Puis ils revêtirent leurs manteaux pour traverser la grand-place sans éclairage en direction du Collège, où ils partageaient une salle de classe avec deux autres couples. Le vent sifflait. Les dortoirs de la Halle Ancienne étaient plus confortables, mais la plupart des couples mariés dont la femme ne s’était pas réfugiée sur le Roc préféraient coucher ainsi, lorsque c’était possible, dans une pièce qu’occupaient seulement un ou deux autres ménages. Une femme dormait profondément derrière une rangée de pupitres, emmitouflée dans son manteau. Des tables avaient été dressées de façon à boucher les fenêtres brisées et assurer une protection contre pierres, dards et vent. Agat et sa femme étalèrent leurs manteaux sur le plancher en guise de literie. Avant de laisser Agat s’endormir, Rolerie recueillit un peu de neige propre sur le rebord d’une fenêtre afin d’en nettoyer les plaies qu’il avait à la main et à la tête. C’était douloureux et il protesta, sa fatigue le faisant réagir avec quelque vivacité, mais elle lui dit : « Tu es l’Autreterre – tu n’attrapes pas de maladies… mais ceci ne te fera aucun mal. Ne crains rien… »