— Comment se fait-il que tu ne parles pas aux Gaal en esprit ? Tu leur dirais de… de s’en aller. Comme tu m’as dit sur la plage de courir vers le Roc. Comme votre pâtre a dit aux hann…
— Les hommes ne sont pas des hann, dit-il ; et elle s’avisa qu’il était le seul de tous les Hors Venus à donner le nom d’homme aux Tévariens et aux Gaal tout aussi bien qu’aux êtres de sa propre race.
— La vieille – la Pasfale – a écouté les Gaal lorsque le gros de leur armée est parti pour le sud.
— Oui. Ceux qui en ont le don et la pratique peuvent écouter les esprits des autres sans qu’ils le sachent, même à distance. C’est un peu ce que chacun peut faire dans une foule : on sent ses peurs, ou ses joies ; écouter en esprit, c’est plus difficile, mais cela se fait sans paroles. Ce qui diffère vraiment, c’est de parler en esprit et d’entendre parler en esprit. Prenons un homme inexercé ; si on lui parle en esprit, il n’entendra rien car il se fermera aussitôt à ce qu’on veut lui dire, surtout si ce n’est pas conforme à ce qu’il désire ou à ce qu’il croit lui-même. Les non-communicants ont généralement un excellent système de défense. En fait, pour apprendre la communication paraverbale, il faut avant tout apprendre à briser ses propres défenses.
— Mais les animaux entendent ?
— Jusqu’à un certain point. Là aussi, sans paroles. Il y a des gens qui ont un don pour suggestionner les animaux. C’est très utile aux bergers, aux chasseurs. Tiens, tu n’as jamais entendu dire que les Hors Venus étaient heureux à la chasse ?
— Si, et c’est pourquoi ils passent pour sorciers. Mais alors, moi, je suis comme un hann puisque je t’ai entendu ?
— Oui. Et toi, tu m’as parlé en esprit – une fois, chez moi. La chose arrive parfois entre deux êtres : il n’y a pas de barrières, pas de défenses. Il vida sa coupe et regarda d’un air songeur le système planétaire décorant le long mur de la salle. « Lorsque cela se produit », dit-il, « ces deux êtres doivent nécessairement s’aimer. Sinon, c’est impossible… Je ne peux pas projeter sur les Gaal ma peur ou ma haine. Ils n’entendraient pas. Mais si je les jetais sur toi, tu pourrais en mourir. Et toi aussi, tu pourrais ainsi me tuer, Rolerie. »
Agat dut la quitter ; on avait besoin de lui sur la grand-place. Elle retourna donc soigner les Tévariens à l’hôpital, puisque c’était là la tâche qui lui avait été assignée. Et aussi elle aida le jeune Hors Venu à mourir – son agonie se prolongea toute la journée. Le vieux rebouteux lui abandonna le malheureux. Il était plein d’aigreur, rageant de voir sa science impuissante. « Nous autres humains ne mourons pas de vos sales maladies ! » s’écria-t-il dans un accès de fureur. « Ce garçon est né avec un sang vicié ! » Autant en emporte le vent : le petit martyr mourut en s’agrippant à la main de Rolerie.
Il arrivait de nouveaux blessés dans la grande salle paisible, parfois deux à la fois. Il y avait donc, là-haut au soleil, sur la neige, des combats acharnés – c’en était la seule preuve palpable. Oumaksuman fut amené inconscient, victime d’un lance-pierres. Étendu de toute la longueur de ses membres, il avait encore fière allure, et Rolerie le regarda avec une sourde fierté : un vrai soldat, un frère. Elle le croyait à l’agonie, mais, au bout d’un moment, il se dressa sur son séant, secoua la tête, se leva. « Où suis-je ? » demanda-t-il, et elle pouffa presque en lui répondant. On avait la vie dure dans la famille de Wold. Oumaksuman expliqua que les Gaal attaquaient toutes les barricades à la fois ; c’était une poussée continue analogue à la grande attaque de la Porte des Terres où tous leurs hommes disponibles avaient tenté d’escalader les murs en grimpant les uns sur les épaules des autres. « Ce sont de sots combattants », dit-il en se frottant une grosse bosse à l’oreille. « Ils n’auraient qu’à prendre position sur les toits entourant la grand-place et tirer sur nous avec des flèches, et au bout de huit jours nous n’aurions plus assez d’hommes pour défendre les barricades. Tout ce qu’ils savent faire, c’est de se ruer tous ensemble à l’attaque en hurlant… » Il se frotta la tête de nouveau. « Qu’ont-ils fait de ma lance ? » dit-il, et il retourna au combat.
Les morts n’étaient pas amenés à l’infirmerie ; on les laissait sous un auvent sur la grand-place en attendant de pouvoir les brûler. Si Agat était tué, Rolerie n’en saurait rien. Lorsque survenaient les ambulanciers avec une nouvelle victime, l’espoir jaillissait dans le cœur de la jeune femme. Était-ce lui ? S’il était blessé, cela voulait dire qu’il n’était pas mort. Mais ce n’était jamais lui. S’il était tué, se demandait Rolerie, son esprit lui lancerait-il un appel avant sa mort, et cet appel la tuerait-il ?
Vers la fin de cette journée interminable, la vieille Alla Pasfale fut transportée à l’infirmerie. Avec certains autres Hors Venus de son âge, hommes et femmes, elle s’était portée volontaire pour cette mission périlleuse : ravitailler en armes les défenseurs des barricades, ce qui obligeait ces vieillards à traverser la grand-place en courant, exposés au tir de l’ennemi. Elle avait le cou transpercé d’une lance. Wattock ne pouvait plus faire grand-chose pour elle. Noire, rabougrie, cette vieille femme agonisait parmi de jeunes hommes. Sentant son regard se fixer sur elle, Rolerie se dirigea vers Alla Pasfale en tenant une cuvette contenant du sang et du vomi. Durs, sombres, impénétrables comme le roc, les yeux usés de la victime restaient fixés sur la jeune femme ; et Rolerie, au mépris des convenances, soutint ce regard.
Le cou de la vieille femme fit entendre un râle sous son pansement, sa bouche se tordit.
Briser ses propres défenses.
— J’écoute ! Rolerie prononça tout haut, d’une voix tremblante, cette formule rituelle.
Ils vont partir, dit en son esprit la voix d’Alla Pasfale, lasse et affaiblie. Ils vont essayer de suivre les autres vers le sud. Ils nous craignent, ils craignent les goules des neiges, les maisons, les rues. Ils ont peur et vont partir après cette attaque. Dis-le à Jacob. J’entends, je les entends ! Dis à Jacob qu’ils vont partir… demain !
— Je le lui dirai, dit Rolerie, et elle éclata en sanglots. Immobile et muette, la mourante fixait la jeune femme de ses yeux semblables à des pierres sombres.
Rolerie continuait à s’occuper des blessés tout en pleurant. Un des Hors Venus, grièvement blessé mais soulagé par un des médicaments merveilleux de Wattock, une petite bille qu’il suffisait d’avaler pour que la douleur se calmât ou disparût, lui demanda : « Pourquoi pleures-tu ? » Il avait une façon curieuse de poser cette question, d’une voix somnolente et un peu à la manière d’un enfant qui en interroge un autre. « Je ne sais pas », lui dit Rolerie. « Dors. » Elle savait pourtant, sans d’ailleurs formuler cela clairement, que si elle pleurait c’était parce que l’espoir lui faisait mal jusqu’à en être insoutenable, par contraste avec la résignation dans laquelle elle vivait depuis des jours ; et quand on a mal et qu’on est une femme, que faire sinon pleurer ?
Le jour devait approcher de sa fin car Seiko Esmite apportait un repas chaud sur un plateau, à partager entre Wattock, elle-même et ceux des blessés qui pouvaient manger. Et Rolerie lui dit, pendant qu’elle attendait d’avoir à remporter les jattes vides : « La vieille Alla Pasfale est morte. »
Seiko ne répondit que d’un signe de tête. Elle avait le visage tendu, l’air étrange. Elle dit d’une voix aiguë : « Voilà maintenant qu’ils lancent des brandons et des matières enflammées du haut des toits ! Ils n’arrivent pas à forcer nos défenses, alors ils vont brûler les bâtiments et nos provisions, et nous n’aurons plus qu’à crever de faim et de froid ! Et si la Halle s’enflamme, vous serez pris au piège dans votre sous-sol. Brûlés vifs ! »