Rolerie mangeait sans mot dire. La bouillie de bhan était relevée par du jus de viande et des herbes hachées. En plein siège, les Hors Venus faisaient une meilleure cuisine que ses propres congénères en pleine opulence automnale. Elle vida sa jatte, plus celle d’un blessé qui avait laissé la moitié de sa part, plus quelques autres restes, et rapporta le plateau à Seiko, ne regrettant qu’une chose, c’est qu’il n’y en eût pas davantage.
Pendant longtemps, il ne vint pas d’autres blessés. Les hommes dormaient et gémissaient dans leur sommeil. Il faisait chaud grâce au gaz, dont les flammes s’élevaient à travers une grille, et c’était aussi confortable qu’une tente chauffée au feu de bois. Rolerie entendait la respiration des blessés et aussi le tic-tac des choses rondes sur les murs, qui, comme les boîtes de verre placées contre la cloison et les hautes rangées de livres, miroitaient de lueurs brunes et dorées sous la lumière du gaz, douce et stable.
— Lui as-tu donné de l’analgésique ? chuchota Wattock à l’adresse de Rolerie, qui était au chevet d’un blessé ; elle acquiesça d’un haussement d’épaules tout en se levant pour parler au vieux rebouteux. On aurait donné à cet homme une demi-Année de plus que son âge ; il s’assit, tout tassé, à une table de la bibliothèque pour y tailler des pansements, car il en manquait. Aux yeux de Rolerie, c’était un très grand docteur. Pour lui faire plaisir et lui faire oublier sa fatigue et son découragement, elle lui posa cette question :
— Ancien, qu’est-ce qui fait qu’une blessure s’infecte si ce n’est pas le mal rouge ?
— Eh bien… des créatures. Des bêtes si petites qu’on ne les voit pas. Pour les voir, il faut un verre spécial comme il y en a un dans cette vitrine là-bas. Elles sont à peu près partout ; sur les armes, dans l’air, sur la peau. Si elles pénètrent dans le sang, le corps leur résiste, leur livre bataille, et c’est là ce qui cause l’inflammation et tout ce qui s’ensuit. Ainsi disent les livres. Mais je n’ai jamais eu à m’en inquiéter comme docteur.
— Pourquoi ces créatures n’attaquent-elles pas les Hors Venus ?
— Parce qu’elles n’aiment pas les étrangers. Wattock ricana de sa petite plaisanterie. « Mais oui, nous sommes des étrangers, tu sais. Ce que nous mangeons ici, nous ne pouvons même pas le digérer, à moins de prendre certains enzymoïdes par doses périodiques. Nous avons une structure physico-chimique qui diffère très légèrement des normes indigènes, et cela apparaît dans le cytoplasme. – Tu ne sais pas ce que c’est ? Bon ! en un mot, nous sommes faits d’une substance légèrement différente de celle des hilfes. »
— Si bien que vous avez la peau brune et nous la peau claire ?
— Non, ça c’est sans importance. Tout à fait superficielles ces variations en matière de teint, de structure de l’œil, etc… Non, la différence se situe à un niveau plus bas, et elle est infime – une seule molécule dans la chaîne héréditaire, dit Wattock, tout heureux de pouvoir faire sa petite conférence. « Cela ne vous fait pas différer sensiblement, vous les hilfes, du type commun des hominidés ; les premiers colons l’ont écrit, et en connaissance de cause. Mais le résultat, c’est que nos deux races ne peuvent se croiser et que nous ne pouvons digérer les substances organiques de cette planète sans palliatif. Mais il faut faire la part des choses : cette histoire d’enzymoïdes est très surfaite. On veut faire exactement ce que faisaient les colons de la première génération, tout vient de là. Mais c’est en partie de la pure superstition. J’ai vu des chasseurs revenir d’une longue expédition, et j’ai assisté au printemps à l’arrivée des réfugiés d’Atlantika, eh bien, ces gens-là n’avaient pris d’enzymoïdes ni en injections ni en pilules pendant deux ou trois phases lunaires, et ils n’en digéraient pas plus mal. Après tout, la vie tend à s’adapter. » En disant ces mots, Wattock eut une expression très étrange tandis qu’il fixait Rolerie. Elle se sentit coupable du fait qu’elle n’avait rien compris de ce que le docteur lui expliquait ; il parlait un langage dont trop de clefs lui manquaient.
— La vie… comment dites-vous ? demanda-t-elle timidement.
— S’adapte. Réagit. Se transforme ! Sous certaines pressions et au bout d’un certain nombre de générations, l’adaptation voulue se produit… Si les radiations solaires voulaient bien agir à la longue dans le sens des normes biochimiques locales… les avortements spontanés et les mises au monde d’enfants mort-nés seraient alors des suradaptations, ou peut-être des manifestations d’incompatibilité entre la mère et un fœtus normalisé… Wattock cessa d’agiter ses ciseaux et se remit au travail, mais bientôt il leva de nouveau les yeux, des yeux qui ne voyaient pas, qui étaient perdus dans une intense vision, et il marmonna : « Étrange, étrange, étrange ! Sais-tu ce que cela voudrait dire ? Qu’il pourrait y avoir des croisements entre nos deux races ! »
— J’écoute encore, murmura Rolerie.
— Les humains et les hilfes pourraient avoir des enfants ensemble.
Elle avait enfin compris, mais elle n’aurait su dire si c’était là, dans la bouche du docteur, l’énoncé d’un fait, l’expression d’un désir ou celle d’une crainte.
— Ancien, je suis trop stupide pour vous entendre ! dit-elle.
— Tu comprends très bien, dit une voix affaiblie, celle de Pilotson Autreterre, qui était éveillé. Ainsi, tu penses que finalement nous sommes devenus la goutte d’eau dans la mer, Wattock ? » Pilotson s’était soulevé sur le coude. Ses yeux ténébreux brillaient dans son visage sombre, enfiévré, décharné.
— Si vous avez, toi et quelques autres, des blessures qui s’infectent, il faut bien en trouver une explication !
— Alors, je dis merde à l’adaptation ! Je dis merde aux croisements, à la fécondité ! dit le malade en regardant Rolerie. « Tant que nous avons préservé la pureté de notre race, nous sommes restés des hommes. Des exilés, des Autreterriens, des êtres humains. Fidèles aux enseignements et aux lois de l’Homme. Mais maintenant, si nous pouvons avoir des enfants avec les hilfes, nous perdrons notre goutte de sang humain avant qu’une nouvelle Année soit écoulée. Diluée, délayée, cette goutte de sang, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Personne ne saura plus manier ces instruments ni lire ces livres. Les descendants de Jacob Agat ne seront plus bons qu’à cogner deux pierres l’une sur l’autre et qu’à hurler – jusqu’à la fin des temps… Allez au diable, sales barbares stupides, et laissez-nous tranquilles, nous les hommes, laissez-nous ! » Il tremblait de fièvre et de rage. Le vieux Wattock tripotait une de ses petites flèches creuses depuis un moment ; l’ayant remplie, il s’approcha du malheureux Pilotson avec ses gestes de docteur, lents et réguliers, et ficha sa flèche dans l’avant-bras du malade. « Reste tranquille, Hourou » dit-il, et le blessé lui obéit, l’air hébété. « Je m’en fous si je meurs de vos sales infections ! » dit-il d’une voix qui s’empâtait, « mais gardez pour vous vos sales mioches, nous n’en voulons pas ici… dans la Cité…»
— Ça va le tenir tranquille un moment, dit Wattock, et il poussa un soupir. Il resta silencieux tandis que Rolerie continuait à préparer des pansements. Elle faisait ce travail d’une main habile et sûre. Le vieux docteur la regardait avec une expression songeuse.
Lorsqu’elle se redressa parce qu’elle se sentait le dos raide, Rolerie vit que le vieillard s’était endormi lui aussi. Ce n’était plus qu’un sombre tas de peau et d’os avachi dans son coin derrière la table. Tout en poursuivant son travail, la jeune femme se demandait si elle avait bien compris ce qu’il avait dit, et s’il l’avait dit sérieusement : qu’elle pourrait donner un fils à Agat.