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En approchant de la barricade, il se remit à siffler.

Il était profondément endormi dans sa chambre du Collège lorsque le jeune Shevik, leur meilleur archer, vint le réveiller. « Viens vite, Autreterre ! Viens ! réveille-toi ! Il faut que tu viennes !… » Rolerie ne l’avait pas rejoint pendant la nuit ; les autres occupants de cette chambre dormaient encore.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? marmonna Agat, déjà sur pied, enfilant péniblement son manteau déchiré.

— Viens à la tour, dit simplement Shevik.

Agat le suivit, docilement d’abord, puis, lorsqu’il fut bien réveillé, avec une idée de ce qui se passait. Ils traversèrent la grand-place, grisâtre aux premières lueurs livides du jour, grimpèrent en courant l’escalier en colimaçon de la Tour de la Ligue et parcoururent la ville des yeux. La Porte des Terres était ouverte.

Les Gaal étaient rassemblés derrière cette porte, par laquelle ils sortaient de la ville.

Il était difficile de les distinguer dans ce demi-jour précédant le lever du soleil. Combien étaient-ils ? Entre mille et deux mille selon l’estimation des hommes qui les observaient en compagnie d’Agat, mais leur nombre était difficile à préciser. Ce n’étaient que des formes mouvantes indistinctes au pied des remparts et sur la neige. Égrenés par petits groupes, ils disparaissaient les uns après les autres sous les murs, puis reparaissaient plus loin à flanc de coteau, courant au petit trot en une longue ligne irrégulière dirigée vers le sud. Ils redisparaissaient avant d’être allés bien loin, cachés par des replis de terrain ou s’effaçant dans la pénombre ; mais Agat était encore à son observatoire lorsque l’orient s’illumina et qu’un froid rayonnement envahit le ciel jusqu’à mi-hauteur.

Les maisons et les rues escarpées de la ville étaient parfaitement calmes dans cette lumière matinale.

On se mit à sonner la cloche à toute volée au haut de la tour, juste au-dessus de leurs têtes, et ces chocs continus du bronze sur le bronze étaient comme une clameur étourdissante. Se bouchant les oreilles, Agat et ses compagnons descendirent de la Tour en courant. Les hommes et les femmes qu’ils rencontraient riaient, interpellaient Agat, s’accrochaient à lui, mais il continua à descendre en courant l’escalier, secoué de tremblements, tandis que la cloche le poursuivait de son insistante jubilation. Une fois entré dans la Halle de la Ligue, dans cette grande pièce bruyante et regorgeant de monde où des soleils d’or voguaient sur les murs et où les Années sans fin s’inscrivaient sur des cadrans dorés, il chercha la créature d’une autre race, l’étrangère, sa femme. Il la trouva enfin et, lui prenant les mains, lui dit : « Ils sont partis, partis, partis ! »

Puis il se retourna et hurla de toute la force de ses poumons comme pour annoncer la nouvelle à tout le monde : « Ils sont partis ! »

Et tous de hurler, de rire ou de pleurer. Au bout d’une minute, Agat dit à Rolerie : « Viens avec moi, allons au Roc. » Incapable de tenir en place, exultant, et comme désemparé par tant de bonheur, il voulait aller de l’avant, parcourir la ville comme pour s’assurer qu’ils l’avaient bien reconquise. Personne encore n’avait quitté la grand-place, et, comme ils franchissaient la barricade ouest, Agat sortit son lance-flèches. « Il m’est arrivé une aventure la nuit dernière », dit-il à Rolerie. Les yeux sur la déchirure du manteau d’Agat, elle répondit : « Je le savais. »

— Je l’ai tuée.

— Oui, une goule des neiges.

— C’est ça.

— Seul ?

— Oui. Elle aussi était seule, heureusement !

Rolerie marchait d’un pas rapide à côté d’Agat, qui, enchanté par la gravité de son expression, éclata d’un rire joyeux.

Ils débouchèrent sur la chaussée et, là, coururent sous le vent glacial entre le ciel radieux et l’eau sombre frangée d’écume.

Les réfugiés du Roc, naturellement, avaient appris la nouvelle par la cloche et par communication télépathique, et le pont-levis avait été abaissé dès qu’Agat avait mis pied sur la chaussée. Hommes, femmes, enfants, ensommeillés, emmitouflés de fourrures, coururent à la rencontre d’Agat et de Rolerie, et de nouveau ce furent des cris, des questions, des effusions.

Derrière les femmes de Landin, celles de Tévar restaient à distance ; leurs visages sans joie n’exprimaient que la peur. Agat vit Rolerie se diriger vers l’une d’elles, échevelée et barbouillée de boue. Elles s’étaient presque toutes coupé ou plutôt massacré les cheveux, et tous les hilfes, y compris les quelques hommes de leur groupe, étaient hirsutes et malpropres. C’était là comme une salissure, une tache sur cette radieuse matinée de victoire, et Agat en était quelque peu écœuré. Il s’adressa à Oumaksuman, qui était venu rassembler les membres de sa tribu. Ils se tenaient sur le pont-levis, au pied du fort noir dont la muraille les écrasait. Les hilfes, hommes et femmes, s’étaient groupés autour d’Oumaksuman. Agat éleva la voix pour être entendu de tous :

— Les hommes de Tévar ont défendu nos murs côte à côte avec les hommes de Landin. Libre à eux de rester avec nous ou de partir, de vivre avec nous ou de nous quitter – à leur gré. Les portes de la cité vous seront ouvertes tout au long de l’hiver. Vous êtes libres d’en sortir, mais libres aussi, je vous le dis de bon cœur, d’y rester !

— J’entends ! dit l’indigène, courbant sa tête blonde.

— Mais où est votre Grand Ancien, Wold ? Je voulais lui dire…

Agat vit alors d’un autre œil les visages barbouillés de cendres et les cheveux en broussaille. Ces gens étaient en deuil. Lorsqu’il comprit cela, il se rappela ses propres morts, les amis, les parents qu’il avait perdus, et oublia son triomphe arrogant.

— Le Grand Ancien dont je descends, dit Oumaksuman, est allé sous la mer avec ses fils morts à Tévar. C’était hier. Mes amis étaient en train de préparer le feu d’albe lorsqu’ils ont entendu la cloche et vu les Gaal partir vers le sud.

— J’aimerais voir ce feu, dit Agat. Oumaksuman hésitait à lui en donner la permission lorsqu’un homme plus âgé dit d’un ton ferme : « La fille de Wold est sa propre femme : il a droit de clan ! »

Il eut donc l’autorisation d’aller avec Rolerie et tout ce qui restait des Tévariens à une haute terrasse donnant sur une galerie qui faisait face à la mer. Là, sur un bûcher, gisait le corps du vieil homme, déformé par l’âge mais puissant, enveloppé d’un drap rouge, couleur de la mort. Un jeune enfant mit une torche sous le bois, qui s’embrasa aussitôt, les flammes rouges et jaunes faisant danser l’air, pâlies par la froide lumière du soleil matinal. La marée se retirait, heurtant le roc en un mugissement retentissant sous l’à-pic des murailles noires. À l’est, sur la mer, le ciel était clair, mais au nord planait une pénombre bleuâtre : l’hiver.

Cinq mille nuits d’hiver, cinq mille jours d’hiver – le temps de leur jeunesse, et peut-être le reste de leur vie.

Sur cette toile de fond sombre et bleuâtre tendue vers le nord, rien qui évoquât leur triomphe. Les Gaal ? Un peu de vermine en débandade, puis plus rien. Ils avaient fui devant l’ennemi véritable, le vrai seigneur, le dieu blanc des Tempêtes. Agat était aux côtés de Rolerie face au feu mortuaire expirant, dans le fort dominant les flots qui le cernaient de toutes parts, et il lui semblait que la mort du vieil homme et la victoire du jeune homme étaient deux faces d’une même réalité. Ni le chagrin ni l’orgueil ne possédaient autant de vérité que la joie, cette joie qui vibrait dans le vent froid entre ciel et terre, radieuse et éphémère comme le feu. À lui ce fort, à lui cette ville, à lui ce monde – et ce peuple. Ce n’était pas un lieu d’exil.