Une fille entra, vêtue d’une tunique de cuir portant l’insigne trifolié de sa lignée, probablement une de ses petites-filles. Elle ressemblait un peu à Shakatany. Il lui parla sans pouvoir se rappeler son nom :
— Est-ce toi, femme, qui es rentrée tard la nuit dernière ?
Il reconnut la forme de sa tête et son sourire. C’était celle qu’il taquinait, celle qui était indolente, impudente, douce, solitaire ; l’enfant née hors saison. Comment diable s’appelait-elle ?
— Je vous apporte un message, Grand Ancien.
— De qui ?
— Un nom à coucher dehors – Jakat-abat-boltreterre ? Je m’y perds.
— Autreterre ? C’est le nom que les Hors Venus donnent à leurs chefs. Où as-tu vu cet homme ?
— Ce n’était pas un homme, Grand Ancien, c’était un Hors Venu. Il m’a chargé de vous saluer et de vous dire qu’il viendra aujourd’hui à Tévar pour parler au Grand Ancien.
— Vraiment ? dit Wold en inclinant légèrement la tête. Cette fille était d’une effronterie ! Et tu lui sers de messagère ?
— S’il m’a parlé, c’est par hasard.
— Voyez-vous ça ! Sais-tu, femme, que chez les hommes de la Terre de Pernmek une jeune fille qui adresse la parole à un Hors Venu est… châtiée ?
— De quelle façon ?
— Peu importe.
— Les hommes de Pernmek ne sont qu’une bande de mangeurs de kloob, des têtes rasées. D’ailleurs, que savent-ils des Hors Venus ? Ils ne viennent jamais sur la côte… Un jour, j’ai entendu dire dans une tente que le Grand Ancien de ma lignée avait eu comme épouse une Hors Venue. En d’autres temps.
— C’est vrai. En d’autres temps. La jeune fille attendait la suite, et Wold se souvenait de nouveau de ces jours lointains. C’était le printemps aux couleurs et aux parfums perdus depuis longtemps, aux fleurs fanées depuis quarante phases lunaires, et, là, une voix dont il avait presque oublié le son. « Elle était jeune. Elle est morte jeune. Morte sans avoir vu l’été. » Il ajouta au bout d’un moment : « En tout cas, qu’une jeune fille aille parler à un Hors Venu, c’est tout autre chose. Il y a une différence. »
— Laquelle ?
Malgré son impertinence, elle méritait une réponse.
— Il y a à ça plusieurs raisons, dont certaines valent plus que les autres. Celle-ci principalement : un Hors Venu n’épouse qu’une seule femme, donc si une femme humaine en épousait un, elle ne lui donnerait pas de fils.
— Pourquoi non ?
— On n’apprend donc plus rien dans la Grand-Tente ? Êtes-vous donc tous si ignorants ? Tout simplement parce que les humains et les Hors Venus ne peuvent concevoir d’enfants ensemble ! Tu ne le savais pas ? De telles unions sont stériles, ou bien la femme accouche de monstres difformes nés avant terme. Ma femme, Arilia, qui était une Hors Venue, est morte d’une fausse couche. Ces gens-là n’ont pas de principes ; leurs femmes sont comme des hommes, elles épousent qui elles veulent. Mais chez les Hommes il y a une loi : les femmes ont des partenaires humains, des époux humains, des enfants humains !
Rolerie avait l’air irrité, presque écœuré. Au bout d’un moment, elle dit en laissant errer son regard sur l’activité fiévreuse des hommes érigeant les murs de la Cité d’hiver :
— C’est une belle loi pour les femmes, à condition de trouver des partenaires…
Elle paraissait âgée de vingt phases lunaires, donc c’était bien elle qui était née hors saison, en plein milieu de la Jachère d’été, époque normalement inféconde. Les fils du printemps avaient maintenant deux ou trois fois son âge, ils étaient mariés et remariés, prolifiques ; ceux qui étaient nés en automne étaient encore tout enfants. Mais plus tard, un printané la choisirait comme troisième ou quatrième épouse ; elle n’avait pas à se plaindre. Peut-être pourrait-il la marier à quelqu’un, cela dépendait de sa filiation.
— Qui est ta mère, mon enfant ?
Elle fixa la boucle de ceinturon de l’Ancien et lui dit :
— Elle s’appelait Shakatany. L’avez-vous oubliée ?
— Non, Rolerie, répondit-il au bout d’un moment. Écoute-moi, ma fille, où as-tu parlé à cet Autreterre ? S’appelle-t-il Agat ?
— C’est là une partie de son nom.
— J’ai donc connu son père et le père de son père. Il est apparenté à la femme… La Hors Venue dont nous parlions. Peut-être est-il le fils de sa sœur ou le fils de son frère.
— C’est à dire votre neveu. Mon cousin, dit Rolerie, et elle éclata de rire. Wold aussi sourit franchement de la logique absurde de cette filiation.
— Je l’ai rencontré lorsque je suis allée voir l’océan, expliqua-t-elle. J’étais sur les sables. Avant cela j’ai vu un courrier qui venait du nord. Aucune des femmes n’est au courant. A-t-il apporté des nouvelles ? La Sudaison va-t-elle bientôt commencer ?
— C’est possible », dit Wold. Il avait encore oublié le nom de cette fille. « Va-t’en, mon enfant, va aider tes sœurs dans les champs », dit-il. Puis, oubliant son existence comme aussi l’écuelle de bhan qui n’était toujours pas revenue, il se leva lourdement et contourna sa Grand-Tente peinte en rouge pour fixer son regard sur le grouillement des travailleurs occupés à bâtir la Cité d’hiver. Plus loin, vers le nord, le ciel du matin était d’un bleu intense, limpide ; c’était un ciel froid sur les collines dénudées.
Il eut un souvenir très vif de la vie que l’on mène dans ces lapinières à toits pointus creusées dans la terre ; il revit les corps recroquevillés d’une centaine de dormeurs, les vieilles femmes qui se réveillent pour allumer des feux dont la chaleur et la fumée pénètrent les pores de la peau, il sentit l’odeur de l’herbe d’hiver qu’on fait bouillir, la chaleur puante de ces bruyants terriers creusés sous le sol glacé. Là-haut, en plein air, régnait un froid pur et silencieux ; et sur cette terre enneigée, balayée des vents, il avait en compagnie d’autres jeunes chassé l’oiseau des neiges, le korio et le gras wespry venu du grand Nord en suivant le cours des rivières gelées, tout cela bien loin, parfois, de Tévar. Et c’était là-bas, juste de l’autre côté de la vallée, qu’il avait vu jaillir d’un champ de neige la blanche tête ballante d’une goule des neiges. Avant cela, avant le temps des neiges, des glaces et des bêtes blanches de l’hiver, il avait eu jadis un temps radieux comme ce jour-là : un vent pur, un ciel bleu, un air froid sur les collines. Et lui qui n’était encore qu’un gosse vivant parmi les gosses et les femmes, il avait vu les faces plates et pâles d’hommes coiffés d’aigrettes rouges et portant des capes d’une étrange fourrure duveteuse de teinte grisâtre ; il avait entendu des voix semblables à des aboiements crier des mots qu’il ne comprenait pas, tandis que ses parents et les Anciens d’Askatévar répondaient sur un ton sévère aux faces plates, leur disant de passer leur chemin. Avant ce jour encore, un homme était descendu du nord en courant, un côté du visage brûlé et ensanglanté, et cet homme avait crié : « Les Gaal ! Les Gaal ! Ils ont traversé notre champ de Pekna !… »
Son cri rauque, il l’entendait encore, plus clairement qu’aucune des voix qu’il entendait tous les jours. Ce cri résonnait à travers toute une vie, à travers ces soixante phases lunaires qui séparaient l’homme qu’il était du gamin d’alors, tout yeux et tout oreilles, qui séparaient cette belle journée de la belle journée de jadis. Où était Pekna ? Perdue sous les pluies et les neiges ; et les dégels de printemps avaient emporté les ossements des hommes massacrés, les tentes pourries, le souvenir et jusqu’au nom de ce lieu.