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Les Autreterriens l’attendaient déjà en haut dans la bibliothèque, sauf quelques-uns qui ne tardèrent pas à faire leur entrée. Ils étaient dix réunis autour du feu de bois brûlant dans l’âtre. Seiko et Alla Pasfale allumèrent les brûleurs à gaz, dont elles baissèrent la pression. Agat n’avait pas dit un mot, et pourtant son ami Hourou Pilotson se planta à ses côtés auprès du feu et lui dit :

— Ne te laisse pas faire par ces gens-là, Jacob. C’est un ramassis de nomades bornés et cabochards – on n’en fera jamais rien.

— Ai-je parlé en esprit ?

— Mais non, bien sûr, dit Hourou en ricanant. C’était un garçon vif, frêle, timide, attaché à Jacob Agat. Ce n’était un secret pour personne dans tout Landin, à commencer, évidemment, par les intéressés, que Hourou était homosexuel, et que Jacob ne l’était pas. Tout se savait dans la ville, et la seule façon de faire face à ce problème de surcommunication, même si pareille attitude était difficile, éprouvante, c’était d’être franc et ouvert.

— Tu étais trop optimiste au départ, c’est tout. Et tu ne peux pas cacher ta déception… Mais ne te laisse pas faire, Jacob. Ce ne sont que des hilfes.

S’apercevant qu’on les écoutait, Agat dit tout haut :

— J’ai fait part au vieux de mes projets ; il a dit qu’il les soumettrait à son Conseil. Quant à savoir dans quelle mesure il m’a compris et m’a cru, c’est une autre affaire !

— S’il t’a écouté, c’est plus que je n’aurais espéré, dit Alla Pasfale, une femme frêle aux traits anguleux, à la peau bleu-noir, au visage usé couronné de cheveux blancs. « Wold traîne sa vie depuis aussi longtemps… même plus longtemps que moi. Comment voulez-vous qu’il apprécie les guerres et les bouleversements ? »

— Mais il devrait être bien disposé, dit Dermat. Une de ses femmes était de race humaine.

— Oui, ma cousine Arilia, la tante de Jacob – la femelle exotique de la ménagerie de Wold. Je me rappelle le temps où il lui faisait la cour, dit Alla Pasfale avec tant d’amertume sarcastique que Dermat perdit contenance.

— Il n’a pris aucune décision quant à nous apporter son aide ? Lui as-tu exposé ton plan – marcher vers la frontière à la rencontre des Gaal ? Jonkendy balbutia ces paroles d’une voix heurtée où se lisait la déception. Il était tout jeune et il avait espéré la venue d’une belle guerre avec marches militaires et fanfares. Espoir partagé par tous : n’était-ce pas mieux que de mourir de faim ou de brûler vif ?

— Ne les brusquons pas, laissons-les prendre leur décision, dit Agat au jeune homme, gravement.

— Comment Wold t’a-t-il reçu ? demanda Seiko Esmite.

Cette femme était le dernier rejeton d’une grande famille. Ce nom d’Esmite, les fils du premier chef de la Colonie avaient été seuls à le porter ; et il mourrait avec elle. Elle avait l’âge d’Agat, et c’était une femme belle et délicate, nerveuse, rancuneuse, refoulée. Quand se réunissaient les Autreterriens, elle ne quittait pas Agat des yeux. C’est Agat qu’elle regardait, quel que fût celui qui parlait.

— Il m’a reçu comme un égal.

Alla Pasfale fit un signe de tête approbateur, et dit : « Il a toujours montré plus de bon sens que ses congénères. »

— Et les autres ? poursuivit Seiko. Ils t’ont laissé traverser leur camp sans histoire ?

Seiko s’entendait à mettre à nu son humiliation, si profondément qu’il l’eût refoulée et oubliée. Cette fille, qui était dix fois sa cousine, qui avait été pour lui à la fois une sœur, une camarade de jeu et une amante, elle avait une intuition immédiate de toutes ses faiblesses et de toutes ses peines ; et sa sympathie, sa compassion se refermaient sur lui comme une trappe. Ils étaient trop proches. Trop proches aussi Hourou, la vieille Alla et tous les autres. L’isolement qui lui avait fait perdre son assurance ce jour-là lui avait aussi laissé entrevoir une perspective de large horizon et de solitude qui avait peut-être éveillé en lui un besoin nouveau. Seiko le regardait fixement, elle l’observait de ses yeux limpides, doux et sombres, captant ses moindres sentiments, la vibration de ses moindres paroles. Au contraire Rolerie, la petite hilfe, ne l’avait encore jamais regardé en face. Ses yeux étaient toujours détournés, tangents, dorés, ceux d’une créature d’un autre monde.

— Ils m’ont laissé passer, répondit-il brièvement à Seiko. « Eh bien, demain, peut-être, ils prendront une décision sur ce que nous leur avons suggéré. Demain ou après-demain. Et le Roc ? A-t-on continué à y stocker des provisions cet après-midi ? » La conversation devint générale, sans que Jacob Agat cessât d’en être le centre – comme par une sorte de magnétisme. Certains des Autreterriens étaient plus âgés que lui, et tous les dix, élus pour dix ans, étaient en principe sur un pied d’égalité, mais il était évident qu’Agat était reconnu comme leur chef, leur centre. Il n’y avait à cela aucune raison visible hors la vigueur avec laquelle il agissait et parlait. L’autorité qu’un homme exerce sur d’autres est-elle perceptible en lui ou en eux ? Ce qui est sûr, c’est que l’effet en était chez lui reconnaissable aux signes suivants : une certaine tension, quelque chose de sombre, et c’était là le résultat de la responsabilité écrasante qu’il assumait depuis longtemps et qui ne faisait que s’alourdir chaque jour.

— J’ai commis un impair, dit-il à Pilotson tandis que Seiko et les autres femmes du Conseil préparaient et servaient les petites tasses chaudes de feuilles de bazouquier infusées, cette boisson rituelle appelée té. Je m’escrimais à faire comprendre au vieux que les Gaal font peser sur nous un réel danger, et je crois que je lui ai parlé un moment en esprit. Pas verbalement ; mais on aurait dit qu’il avait vu un fantôme.

— Tu as une puissante capacité de suggestion sensorielle et tu perds vite toute maîtrise en cas de surtension. Il est probable qu’il a bel et bien vu un fantôme.

— Nous avons perdu contact avec les hilfes depuis si longtemps, et nous sommes ici si étroitement imbriqués, si terriblement isolés, que je ne sais pas toujours me dominer. L’autre jour, je parle en esprit à cette fille sur la plage, puis voilà que je suggestionne Wold – ils vont nous poursuivre comme sorciers si ça continue, c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait les premières Années… Et cela alors qu’il nous faut gagner leur confiance. Et à si bref délai. Si seulement nous avions su plus tôt ce que nous savons des Gaal !

— En tout cas, dit Pilotson, pesant ses mots comme à son habitude, puisqu’il n’y a plus de colonies humaines le long de la côte, c’est bien grâce à la prévoyance dont tu as fait preuve en envoyant des éclaireurs au nord que nous avons été avertis du danger. À ta santé, Seiko, ajouta-t-il, prenant des mains de la jeune femme la petite tasse bouillante qu’elle lui présentait.

Agat prit la dernière tasse sur son plateau et la vida. Grâce à l’action légère de stimulant des sens propre au té fraîchement infusé, Agat eut une sensation très vive de sa chaleur astringente et pure, du regard de Seiko intensément fixé sur lui, de la vaste salle nue éclairée par le feu, du crépuscule encadré par les fenêtres. La tasse de porcelaine bleue qu’il avait à la main était un objet ancien datant de la cinquième Année. Anciens aussi les livres imprimés à la main alignés dans des vitrines placées sous les fenêtres. Leurs objets rares, tout ce qui faisait d’eux des êtres civilisés, des Autreterriens, tout cela était ancien. Du vivant d’Agat et longtemps auparavant, ces gens-là n’avaient eu ni l’énergie ni le loisir de s’adonner aux œuvres subtiles et complexes par lesquelles l’homme s’affirme en tant qu’artisan et créateur. Ils devaient s’estimer heureux s’ils parvenaient à conserver leur acquis, à se maintenir.