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Insensiblement, au fil des ans depuis au moins dix générations, leur nombre diminuait ; insensiblement comme celui des naissances… Ils se retranchaient, s’agrégeaient en un noyau. Les vieux rêves de domination étaient entièrement oubliés. Si l’hiver et les tribus hilfes hostiles ne prenaient pas avantage de leur faiblesse pour les en empêcher, ils se repliaient sur le centre ancien, la première colonie, Landin. Ils transmettaient à leurs enfants les connaissances anciennes, les vieux usages, mais rien de nouveau. Leur vie devenait toujours plus humble, leur faisant préférer les choses simples aux choses raffinées, la tranquillité au combat, le courage au succès. Ils se repliaient sur eux-mêmes.

Fixant des yeux l’intérieur de sa petite tasse, Agat voyait dans sa transparence pure et limpide, dans la perfection de sa fabrication et la fragilité de sa substance, une sorte de symbole de l’esprit de son peuple. Derrière les hautes fenêtres l’air était du même bleu translucide, mais froid : un crépuscule bleu, immense et glacé. Agat fut repris par ses terreurs d’enfant, qu’il avait ainsi analysées une fois devenu adulte : ce monde où il était né, où étaient nés son père et ses ancêtres depuis vingt-trois générations, ce n’était pas sa planète natale. Sa race y faisait figure d’« extra-terrestre ». Et ils en avaient profondément conscience. Ils étaient les « hors venus ». Peu à peu, avec la lenteur majestueuse, la ténacité végétale du processus de l’évolution, ce monde les tuait, tel un greffon qu’on expulse.

Ils étaient peut-être trop résignés à ce processus, trop résignés à mourir. Soumission ? Une autre sorte de soumission avait fait leur force dès les premiers temps : leur attachement indissoluble aux Lois de la Ligue ; et cette force, chacun d’entre eux individuellement la possédait encore. Ce qui leur manquait, c’étaient les connaissances ou le savoir-faire par lesquels ils auraient pu combattre la stérilité et les avortements spontanés qui avaient amenuisé leur puissance de reproduction. C’est que tout n’était pas écrit dans les Livres de la Ligue, et de jour en jour, d’année en année, certaines connaissances se perdaient, supplantées ici et là par des recettes utiles applicables à la vie quotidienne. Finalement, ils en étaient venus à ne plus comprendre grand-chose de ce qui était dans les livres. Que leur restait-il effectivement de leur Héritage ancestral ? Et même si un jour, pour justifier de vieux espoirs, de vieilles légendes, un vaisseau descendait des étoiles dans une gloire de feu, les hommes qui en sortiraient reconnaîtraient-ils en eux des humains ?

Aucun vaisseau n’était jamais venu, aucun ne viendrait jamais. Ils mourraient ; leur présence en ce monde, leur long exil, leurs longues luttes sur cette planète, c’en serait fini de tout cela, comme d’un morceau d’argile qui se brise.

Il reposa sa tasse sur le plateau avec précaution et s’épongea le front. Seiko l’observait. Il détourna les yeux brusquement pour écouter parler Jonkendy, Dermat et Pilotson. Sur la toile de fond des sinistres pressentiments qui l’avaient assailli, il avait vu se dessiner, vision fugitive et incongrue, mais qui pourtant lui semblait être à la fois une explication et un symbole, la silhouette apeurée de la jeune Rolerie qui lui tendait les bras parmi les pierres sombres assaillies par les flots.

IV

Le pacte

Le roc frappait le roc, et c’était un bruit dur et mat qui retentissait sur les toits et les murs inachevés de la Cité d’hiver, et sur les hautes tentes rouges dressées sur son pourtour. Ak ! ak ! ak ! ak ! longtemps se poursuivit ce bruit de percussion, jusqu’à ce qu’on entendît soudain un second battement se superposer au premier en un contrepoint, kadak ! ak ! ak ! kadak ! Un autre encore se joignit au concert sur une note plus haute, y introduisant un rythme syncopé, puis vint un nouveau battement, et d’autres encore, tant et si bien que toute cadence se perdit dans un fracas continu, une avalanche de ces grands coups secs que faisait le roc sur le roc, où le rythme de chaque batteur était submergé, indiscernable.

Tandis que la cascade sonore débitait sans fin son déluge assourdissant, le Grand Ancien des hommes d’Askatévar sortit lentement de sa Grand-Tente et passa entre les rangées de tentes et de feux de camp dont la fumée s’élevait dans les rayons obliques de cette fin d’après-midi automnal. Les jambes raides et la démarche pesante, le vieillard traversa seul le campement de son peuple, franchit la porte de la Cité d’hiver, suivit un sentier ou une rue qui serpentait parmi les toits en forme de tente des maisons, et arriva à un espace libre au milieu de ces toitures pointues. Là étaient assis environ une centaine d’hommes, qui, les genoux au menton, martelaient le roc avec acharnement, en une percussion brutale, qui les plongeait dans une transe hypnotique. Wold s’assit pour fermer le cercle. Deux lourdes pierres usées par l’eau se trouvaient devant lui ; il prit la plus petite et la cogna sur l’autre avec une vigueur qui ne laissait rien à désirer : Klak ! klak ! klak ! À sa droite et à sa gauche, le vacarme allait bon train ; c’était un grondement crépitant de battements désordonnés, où l’on pouvait discerner un instant, de temps à autre, un certain rythme. Le rythme s’évanouissait, resurgissait, comme par un heureux enchaînement. Wold, qui avait attendu son retour, se saisit de ce rythme et, frappant à l’unisson, ne le lâcha plus. Tantôt il l’avait pour lui seul et sa percussion était dominante ; tantôt son voisin de gauche s’y accrochait, et leurs deux pierres se levaient et s’abaissaient d’un seul mouvement ; tantôt c’était son voisin de droite qui l’accompagnait ainsi, puis d’autres batteurs du cercle frappant de concert. Tant et si bien que cette cadence se dégagea du vacarme, s’imposa, plia chacune des voix discordantes à son rythme unique et incessant, et ce fut comme le battement percutant, unanime, infatigable du cœur des hommes d’Askatévar.

Ils ne connaissaient pas d’autre musique, ni d’autre danse.

Un homme bondit enfin et se mit au centre du cercle. Il avait la poitrine nue, les bras et les jambes peints de rayures noires, le visage encadré d’une chevelure qui faisait comme un nuage noir. Le rythme s’allégea, s’affaiblit, s’éteignit. Silence.

— Le messager venu du Nord a annoncé que les Gaal arrivent en force le long de la côte. Ils ont atteint Tlokna. Avez-vous tous entendu ?

Vaste murmure d’assentiment.

— Écoutez maintenant l’homme qui vous a convoqués pour battre pierres ! cria le héraut-chaman ; et Wold se leva péniblement. Il regardait droit devant lui, massif, cousu de cicatrices, immobile comme un roc séculaire.

— Un Hors Venu m’a rendu visite, dit-il enfin de sa voix grave affaiblie par l’âge. C’est leur chef à Landin. Il m’a dit que les Hors Venus ne sont plus nombreux, et il a sollicité l’aide des hommes.

Un brouhaha s’éleva du cercle de chefs de clans et de familles assis immobiles, les genoux au menton. Au-dessus de leurs têtes et des toits de bois pointus qui les environnaient, bien haut dans la lumière froide et dorée, planait un oiseau blanc, messager de l’hiver.

— Ce Hors Venu dit que la Sudaison n’avance pas par clans et par tribus, mais en une seule horde, des milliers et des milliers d’hommes conduits par un grand chef.

— Et qu’en sait-il ? rugit un homme. Le protocole n’était guère strict au Battage de pierres de Tévar, dont les chamans n’avaient jamais fait régner la même discipline qu’en certaines tribus.

— Il a envoyé des éclaireurs au nord ! répliqua Wold du même rugissement. Il a affirmé que les Gaal assiégeaient les Cités d’hiver et les capturaient. C’est ce que notre courrier a dit de Tlokna. Le Hors Venu pense que les guerriers de Tévar devraient s’allier aux Hors Venus et aux hommes de Pernmek et d’Allakskat, faire route jusqu’au nord de notre Terre et dévier la Sudaison vers la piste de montagne. Voilà ce qu’il a dit, et je l’ai entendu. Avez-vous tous entendu ?