À l'époque de la vente Valérie avait quatorze ans, elle commençait à se maquiller; dans la glace de la salle de bains, elle surveillait la croissance régulière de ses seins. La veille du déménagement, elle se promena longtemps entre les corps de ferme. Dans l'étable principale il restait une dizaine de porcs, qui s'approchèrent d'elle en grognant doucement. Le soir même ils seraient emmenés par le grossiste, et abattus dans les prochains jours.
L'été qui suivit fut une période bizarre. Par rapport à Tréméven, Saint-Quay-Portrieux était presque une petite ville. Elle ne pouvait plus, en sortant de chez elle, s'allonger dans l'herbe, laisser ses pensées flotter avec les nuages, dériver avec les eaux de la rivière. Parmi les vacanciers il y avait des garçons, qui se retournaient sur son passage; elle n'arrivait jamais tout à fait à se détendre. Vers la fin du mois d'août elle rencontra Bérénice, une fille du CES qui allait rentrer avec elle en seconde au lycée de Saint-Brieuc. Bérénice avait un an de plus qu'elle; elle se maquillait déjà, portait des jupes de marque; elle avait un joli visage aigu et des cheveux très longs, d'un extraordinaire blond vénitien. Elles prirent l'habitude d'aller ensemble à la plage Sainte-Marguerite; elles se changeaient dans la chambre de Valérie avant de partir. Une après-midi, alors qu'elle venait d'enlever son soutien-gorge, Valérie croisa le regard de Bérénice posé sur ses seins. Elle savait qu'elle avait des seins splendides, ronds, haut placés, tellement gonflés et fermes qu'ils en paraissaient artificiels. Bérénice tendit la main, frôla la courbure et le mamelon. Valérie ouvrit la bouche, ferma les yeux au moment où les lèvres de Bérénice s'approchaient des siennes; elle s'abandonna totalement au baiser. Son sexe était déjà humide au moment où Bérénice glissa une main dans sa culotte. Elle s'en débarrassa avec impatience, se laissa tomber sur le lit et écarta les cuisses. Bérénice s'agenouilla devant elle, posa la bouche sur sa chatte. Son ventre était parcouru de contractions chaudes, elle avait l'impression que son esprit glissait dans les espaces infinis du ciel; jamais elle n'aurait soupçonné l'existence d'un tel plaisir.
Elles recommencèrent tous les jours, jusqu'à la rentrée. Une première fois en début d'après-midi, avant d'aller à la plage; puis elles s'allongeaient ensemble au soleil. Valérie sentait peu à peu le désir monter dans sa peau, enlevait son haut de maillot pour offrir ses seins au regard de Bérénice. Elles rentraient presque en courant dans la chambre, s'aimaient une seconde fois.
Dès la première semaine de la rentrée Bérénice s'éloigna de Valérie, évita de rentrer du lycée avec elle; peu après, elle commença à sortir avec un garçon. Valérie accueillit la séparation sans réelle tristesse; c'était la voie normale. Elle avait pris l'habitude de se masturber, tous les matins au réveil. À chaque fois, en quelques ninutes, elle atteignait l'orgasme; c'était un processus merveilleux, facile, qui s'accomplissait en elle, et qui installait sa journée dans la joie. À l'égard des garçons, elle éprouvait plus de réserves: après avoir acheté quelques numéros de Hot Vidéo au kiosque de la gare, elle savait à quoi s'en tenir sur leur anatomie, leurs organes, sur les différentes procédures sexuelles; mais elle ne ressentait qu'une légère répugnance pour leurs poils, pour leurs muscles; leur peau semblait épaisse et sans douceur. La surface brunâtre et ridée des couilles, l'aspect violemment anatomique du gland décalotté, rouge et luisant… tout cela n'avait rien de spécialement attirant. Elle finit quand même par coucher avec un type de terminale, un grand blond, après une soirée en boîte à Paimpol; elle n'eut pas tellement de plaisir. Elle recommença plusieurs fois avec d'autres, pendant ses années de première et de terminale; il était facile de séduire les garçons, il suffisait de porter une jupe courte, de croiser les jambes, d'avoir un chemisier décolleté ou transparent pour mettre ses seins en valeur; aucune de ces expériences ne fut réellement concluante. Intellectuellement, elle parvenait à comprendre la sensation à la fois triomphale et douce qu'éprouvaient certaines filles à sentir une bite s'enfoncer dans les profondeurs de leur chatte; mais, à titre personnel, elle ne ressentait rien de semblable. Le préservatif, c'est vrai, n'arrangeait pas les choses; le petit bruit flasque et répétitif du latex la rappelait constamment à la réalité, empêchait son esprit de glisser dans l'infini sans formes des sensations volupteuses. Au moment du bac, elle avait à peu près complètement arrêté.
Dix ans plus tard, elle n'avait pas vraiment repris, songea-t-elle avec tristesse en se réveillant dans sa chambre du Bangkok Palace. Le jour n'était pas encore levé. Elle alluma le plafonnier, considéra son corps dans la glace. Les seins étaient toujours aussi fermes, ils n'avaient pas bougé depuis qu'elle avait dix-sept ans. Son cul lui aussi était bien rond, sans aucune trace de graisse; indiscutablement, elle avait un très beau corps. Elle enfila pourtant un sweat-shirt large et un bermuda informe avant de descendre pour le petit déjeuner. Avant de refermer la porte, elle se regarda une dernière fois dans la glace: son visage était plutôt quelconque, agréable sans plus; ni ses cheveux noirs et plats, qui retombaient en désordre sur ses épaules, ni ses yeux très bruns ne lui apportaient réellement d'atout supplémentaire. Elle aurait sans doute pu en tirer mieux parti, jouer sur le maquillage, se coiffer différemment, consulter une esthéticienne. La plupart des femmes de son âge y consacraient au moins quelques heures par semaine; elle n'avait pas l'impression, dans son cas, que ça changerait grand-chose. Ce qui lui manquait, au fond, c'était surtout le désir de séduire.
Nous quittâmes l'hôtel à sept heures; la circulation était déjà dense. Valérie me fit un petit signe de tête et s'installa au même niveau que moi, de l'autre côté du couloir. Personne ne parlait dans l'autocar. La mégalopole grise s'éveillait lentement; des scooters occupés par des couples, avec parfois un enfant dans les bras de la mère, filaient entre les bus bondés. Une brume légère stagnait encore dans certaines ruelles proches du fleuve. Bientôt le soleil allait percer les nuages matinaux, il allait commencer à faire chaud. À la hauteur de Nonthaburi le tissu urbain s'effilocha, nous aperçûmes les prémières rizières. Des buffles immobiles dans la boue suivaient l'autocar du regard, exactement comme l'auraient fait des vaches. Je sentis quelques trépignements du côté des écologistes jurassiens; sans doute auraient-ils souhaité réaliser deux ou trois clichés de buffles.