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Elle me regarda sans sourire; ses cheveux étaient ramassés en chignon, son visage peu maquillé, ses vêtements plutôt sobres; une fille sérieuse. Elle hésita quelques secondes avant de dire d'une voix basse, que la timidité enrouait un peu: «J'aimais bien votre père». Je ne trouvai rien à lui répondre; ça me paraissait bizarre, mais après tout possible. Le vieil homme devait avoir des histoires à raconter: il avait voyagé en Colombie, au Kenya, ou je ne sais où; il avait eu l'occasion d'observer des rhinocéros à la jumelle. Chaque fois qu'on se voyait il se bornait à ironiser sur mon statut de fonctionnaire, sur la sécurité qui en découlait. «T'as trouvé la bonne planque…» répétait-il sans dissimuler son mépris; c'est toujours un peu difficile, dans les familles. «Je fais des études d'infirmière, poursuivit Aïcha, mais comme je suis partie de chez mes parents je suis obligée de faire des ménages.» Je me creusai la tête pour trouver une réponse appropriée: aurais-je dû l'interroger sur le niveau des loyers à Cherbourg? J'optai finalement pour un: «Eh oui…» dans lequel je tentai de faire passer une certaine compréhension de la vie. Cela parut lui suffire, elle se dirigea vers la porte. Je collai mon visage à la vitre pour observer sa Volkswagen Polo qui faisait demi-tour dans le chemin boueux. Sur FR3 il y avait un téléfilm rural qui devait se dérouler au xixe siècle, avec Tchéky Karyo dans le rôle d'un ouvrier agricole. Entre deux leçons de piano, la fille du propriétaire – lui-même interprété par Jean-Pierre Marielle – accordait certaines privautés au séduisant campagnard. Leurs étreintes avaient lieu dans une étable; je sombrai dans le sommeil au moment où Tchéky Karyo arrachait avec énergie sa culotte en organza. La dernière chose dont j'eus conscience, c'est d'un plan de coupe sur un petit groupe de porcs.

Je fus réveillé par la douleur, et par le froid; j'avais dû m'endormir dans une mauvaise position, mes vertèbres cervicales étaient paralysées. Je toussai violemment en me relevant, mon souffle emplissait de buée l'atmosphère glaciale de la pièce. Étrangement la télévision diffusait Très pêche, une émission TF1; j'avais donc dû m'éveiller, ou du moins atteindre un niveau de conscience suffisant pour actionner la télécommande; je n'en conservais aucun souvenir. L'émission de la nuit était consacrée aux silures, poissons géants dépourvus d'écaillés, devenus plus fréquents dans les rivières françaises par suite du réchauffement du climat; ils affectionnaient particulièrement les abords des centrales nucléaires. Le reportage s'attachait à faire la lumière sur certains mythes: les silures adultes, c'est vrai, atteignaient des tailles de trois à quatre mètres; on avait même pu signaler, dans la Drôme, des spécimens dépassant les cinq mètres; tout cela n'avait rien d'invraisemblable. Il était par contre absolument exclu de voir ces poissons manifester un comportement carnassier, ou s'attaquer aux baigneurs. La suspicion populaire qui entourait les silures semblait en quelque sorte se communiquer à ceux qui se consacraient à leur pêche; la petite confrérie des pêcheurs de silures était mal acceptée au sein de la famille plus large des pêcheurs. Ils en souffraient, et souhaitaient profiter de l’émission pour redresser cette image négative. Certes, ils ne pouvaient se prévaloir de motifs gastronomiques: la chair du silure était rigoureusement immangeable. Mais il s'agissait d'une très belle pêche, à la fois intelligente et sportive, qui n'était pas sans analogie avec celle du brochet, et qui méritait de faire davantage d'adeptes. Je fis quelques pas dans la pièce sans parvenir à me réchauffer; je ne supportais pas l'idée de coucher dans le lit de mon père. Finalement je montai chercher des oreillers et des couvertures, m'installai tant bien que mal dans le canapé. J'éteignis juste après le générique du Silure démystifié. La nuit était opaque; le silence également.

2

Tout parvient à une fin, et la nuit y comprise. Je fus tiré d'une léthargie saurienne par la voix, claire et sonore, du capitaine Chaumont. Il s'excusait, il n'avait pas eu le temps de passer la veille. Je lui proposai un café. Pendant que l'eau chauffait il installa son portable sur la table de la cuisine, brancha l'imprimante. Ainsi, il pourrait me faire relire et signer ma déposition avant de partir; j'eus un murmure d'approbation. La gendarmerie, trop accaparée par les tâches administratives, souffrait de ne pas avoir suffisamment de temps à consacrer à sa véritable mission: l'enquête; c'est ce que j'avais pu déduire de différents magazines télévisés. Il approuva cette fois avec chaleur. Voilà un interrogatoire qui partait sur de bonnes bases, dans une atmosphère de confiance réciproque. Windows démarra avec un petit bruit joyeux.

La mort de mon père remontait à la soirée ou la nuit du 14 novembre. Je travaillais ce jour-là; je travaillais le 15 également. Évidemment j'aurais pu prendre ma voiture, tuer mon père, faire l'aller-retour dans la nuit. Qu'est-ce que je faisais dans la soirée ou la nuit du 14 novembre? A ma connaissance, rien; rien de notable. Je n'en gardais en tout cas aucun souvenir; ça remontait pourtant à moins d'une semaine. Je n'avais ni partenaire sexuelle régulière, ni véritablement d'ami intime; dans ces conditions, comment se souvenir? les journées passent, et c'est tout. Je jetai un regard navré sur le capitaine Chaumont; j'aurais aimé l'aider, ou au moins l'orienter vers une direction de recherches. «Je vais consulter mon agenda…» dis-je. Je n'attendais rien de cette démarche; curieusement, pourtant, il y avait un numéro de portable à la date du 14, en dessous d'un prénom: «Coralie». Quelle Coralie? C'était n'importe quoi, cet agenda.

«J'ai la cervelle comme un tas de merde… fis-je avec un sourire désabusé. Mais je sais pas, j'étais peut-être à un vernissage.

– Un vernissage? Il attendait patiemment, les doigts à quelques centimètres au-dessus du clavier.

– Oui, je travaille au ministère de la Culture. Je prépare des dossiers pour le financement d'expositions, ou parfois de spectacles.

– Des spectacles?

– Des spectacles… de danse contemporaine… Je me sentais radicalement désespéré, envahi par la honte.

– En somme, vous travaillez dans l'action culturelle.

– Oui, c'est ça… On peut dire ça comme ça.» Il me fixait avec une sympathie nuancée de sérieux. Il avait conscience de l'existence d'un secteur culturel, une conscience vague mais réelle. Il devait être amené à rencontrer toutes sortes de gens, dans sa profession; aucun milieu social ne pouvait lui demeurer complètement étranger. La gendarmerie est un humanisme.

Le reste de l'entretien se déroula à peu près normalement; j'avais déjà assisté à des téléfilms de société, j'étais préparé à ce type de dialogue. Connaissais-je des ennemis à mon père? Non, mais pas d'amis non plus, à vrai dire. De toute façon, mon père n'était pas suffisamment important pour avoir des ennemis. Qui pouvait profiter de sa mort? Eh bien, moi. À quand remontait ma dernière visite? Probablement au mois d'août. Il n'y a jamais grand-chose à faire, au bureau, en août, mais mes collègues sont obligés de partir parce qu'ils ont des enfants. Je reste à Paris, je fais des parties de solitaire sur ordinateur et je prends un week-end prolongé aux alentours du 15; voilà le cadre de mes visites à mon père. Au fait, avais-je de bonnes relations avec mon père? Oui et non. Plutôt non, mais j'allais le voir une ou deux fois par an, c'est déjà pas si mal.